Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/60

Cette page a été validée par deux contributeurs.
404
REVUE DES DEUX MONDES.

Ce premier roman, lorsqu’il parut l’année suivante en volume chez Eugène Fasquelle, fut une grande déception pour les mondains. Gérard d’Houville et Mme de Noailles venaient aussi de publier leur premier roman. On s’attendait à un portrait en pied de l’auteur par lui-même, et c’était l’histoire d’une petite servante.

Mon mari, là-bas, continuait à remettre sur pied le Pavillon de la Reine. Pris par une nouvelle passion, il s’initiait du jour au lendemain à l’antiquaille. Chez les brocanteurs, dans les ventes, dans les fermes, il achetait sans se tromper de quoi nous meubler selon le style et l’âge de notre nouvelle demeure.

Je ne devais revoir le Pavillon que fin prêt, meublé, bichonné, les fleurs dans les vases et, parallèlement, l’avenue remise en état, des marches rustiques plantées dans la colline, les barrières posées, et, tout en haut, le porche d’entrée, dit porte normande, portant des iris sur son petit toit de chaume tout neuf.

Dans la jolie et vénérable ferme d’en bas qui faisait partie de la propriété, le premier fermier choisi par J.-C. Mardrus était veuf, mais avait promis de se remarier tout de suite. Comme il tardait indéfiniment, il y eut un vrai procès en justice de paix, dont les témoins survivants doivent rire encore, et dans lequel mon mari, qui plaidait lui-même, eut le dernier mot. Forcé de quitter la ferme, le perdant fut remplacé par une famille entière qui devait garder la place pendant près de trente ans, et qui, je puis le dire, constitua l’élément le plus vivant et le plus savoureux du Pavillon de la Reine.

La fermière était, par tous, adorée et redoutée à égale dose, redoutée pour ses colères inouïes qui n’allaient pas sans gifles ou pire à ses sœurs mariées, à leurs enfants, à leurs maris, à ses frères, voire à son homme à elle, et adorée pour son grand cœur sur lequel on pouvait toujours compter ; adorée aussi (cela mystérieusement, car nul n’analysait ce qu’il sentait) pour ses fluides extraordinaires, pour cette verve, cet humour, cette intelligence, je dirai même ce génie qui lui appartenaient. Durant de si longues années, je ne me suis jamais lassée de cette fille, des romans qu’elle fabriquait avec le fait le plus insignifiant, de son don d’imiter tous les personnages dont elle parlait, de ses réflexions étrangement profondes, de ses observations de fabuliste quand il s’agissait