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REVUE DES DEUX MONDES.

qui faisait des photographies d’amateur nous fut présenté par je ne sais qui. Tous les jours il nous demandait de poser, ma sœur Charlotte et moi, sur la grande pelouse. Je regrette d’avoir perdu ces portraits, toute la jeunesse du monde au milieu des fleurs.

La belle Charlotte aussi me faisait poser pour des dessins. Dans les prés, elle peignait des paysages normands, avec une vigueur et une fraîcheur innées que nous admirions. Elle était née peintre comme nous toutes, mais, par un accord tacite, c’était elle seule (l’aînée ayant renoncé à ses pinceaux depuis son mariage), elle seule, Charlotte, qui devenait le peintre de la famille. Aucune de nous n’aurait osé, sans que personne en pût dire la raison, empiéter sur ce privilège exclusif.

Pour ma part, je me bornais à illustrer mes vers à l’encre de Chine, selon un procédé de mon invention.

Je projetais sur le papier l’ombre de fleurs ou de feuilles disposées sous la lampe à cet effet, et passais le pinceau sur ces dessins tout faits, en accentuant l’encre aux endroits plus obscurs. Ainsi fixées, les ombres s’étendaient sur l’écriture elle-même sans altérer la clarté de la calligraphie. Je me permettais aussi des images coloriées à l’aquarelle. Mais l’huile, pour moi comme pour les autres, était à jamais tabou.


UNE VISITE À FRANÇOIS COPPÉE


Ces vers que j’écrivais sans cesse (car il ne se passait pas un soir sans que je fisse un poème ou même deux), je finissais par me demander s’ils valaient ou non quelque chose. Il m’arrivait tout de même d’en lire à mes sœurs, qui commençaient à trouver que ce n’était pas si mal que ça. Ma sœur Charlotte, surtout, manifestait une surprise charmée qui m’encourageait beaucoup.

En dépit de ma timidité, je décidai d’aller montrer mes essais à François Coppée ; et, bravement, accompagnée par la femme de chambre, je m’en allai sonner un matin à la porte du maître. Il devait être habitué à ces visites de la jeunesse. C’était une rançon et peut-être un charme de sa gloire.

On ne me fit attendre qu’un instant. Laissant la bonne dans le vestibule, je pénétrai dans le cabinet du grand homme. Sans me donner le temps de détailler son visage caracté-