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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

Bientôt mon mari resta seul pour diriger les ouvriers au pavillon. Tandis que, frileuse, je retournais quai de Montebello, lui, par quinze degrés sous zéro, se promenait sur l’avenue glaciale, sans pardessus et sans cache-nez, activant de toute sa fougue les travaux, qu’il trouvait trop lents.

Une forge était établie sous les tilleuls. Des constructeurs du Jura posaient des radiateurs dans la maison. Le salon était plein du tapage de ceux qui grattaient la cheminée sculptée pour retrouver sa blancheur sous le badigeon noir ; les couvreurs refaisaient le toit et les menuisiers les planchers, les maçons construisaient l’annexe. Tous les corps de métier s’entremêlaient dans la ravissante ruine. Des bûcherons étaient venus scier les sept chênes et les emporter à grand renfort de chevaux, opération difficile à cause de la pente abrupte du terrain, morceau de colline, en somme.

Une comparaison occupait mon esprit. L’ancien vide-bouteilles d’avant la Révolution, pauvre maison hantée remise à neuf après cent ans d’abandon, m’évoquait l’image d’une grande dame déchue qui reprend son rang à la suite d’une longue misère.

Laissant mon mari parmi les frimas et le tohu-bohu, j’étais donc revenue seule à Paris. J’avais commencé d’écrire mon premier roman, Marie, fille-mère, d’après la triste histoire de la nouvelle bonne qui me servait. Les chapitres paraissaient à mesure, chaque vendredi, dans le Journal.

Pour m’aider à me documenter exactement, le docteur Pozzi m’avait mise en rapport avec le professeur Pinard, lequel me fit, à l’hôpital Baudelocque, passer pour étudiante en médecine.

Pendant un mois je vécus en blouse d’externe au chevet des femmes en couches, faisant connaissance avec un bien grand flot de misère humaine.

Un matin, une femme qui se mourait après un accouchement anormal me reconnut, tout coup, d’après quelque portrait.

— C’est vous ?… me dit-elle au milieu de ses affres. Je lis Marie fille-mère, vous savez ! On me met de côté les numéros du Journal pour que je continue l’histoire quand je serai remise.

Le lendemain, elle était morte.