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REVUE DES DEUX MONDES.

rose dont les hautes fenêtres à petits carreaux n’avaient plus que quelques vitres.

Poussée la porte encore solide de la pièce centrale, on y trouvait une immense cheminée barbouillée de peinture noire, de belles boiseries de l’époque, intactes, sculptées, aux angles arrondis, qui montaient jusqu’au plafond démoli. Au milieu de ce vaste salon poussait un jeune arbre. Dans l’une des deux petites chambres latérales, l’alcôve débordait de ronces. L’autre chambre n’était que plâtras. Des fagots et des pommes s’entassaient sur les planchers réduits à des lattes.

— Mais c’est une merveille !… s’écria M. Trouillot.

Le soir même, par les soins du notaire aussitôt consulté, la propriétaire, une vieille dame, recevait à Paris une offre télégraphique d’achat qu’elle débattit également par dépêche. Quinze jours plus tard les travaux de réfection et d’agrandissement étaient commencés.

Comme on ajoutait une annexe derrière le pavillon, la cérémonie de la première pierre eut lieu.

Dans un tube de plomb furent enfermés le poème que j’avais écrit (et qu’on peut trouver à la fin de la Figure de proue), et celui, composé pour la circonstance, de Georges Trouillot, car ce ministre ami des poètes était poète à ses heures, lui aussi.


À l’hôtel du Cheval blanc, où nous restions à cause des travaux et qui n’avait alors rien de moderne, l’hiver était bien dur à traverser, étant particulièrement rude cette année-là.

Mon mari, pris d’un mal de gorge, fut adroitement soigné par le docteur Rachet, qui, du coup, devint notre ami.

Ce médecin de province, un passionné d’art et de musique, faisait preuve du goût le plus raffiné. Dans des cartons secrets il possédait une collection de pastels de Boudin qu’il ne montrait qu’à des privilégiés. Son chapeau à bords plats, sa barbe noire, puis blanche, ses yeux au beau regard, ses gros sourcils, son nez fin, son sourire subtil firent pendant des années partie de ma ville natale, et le plaisir que j’avais à courir lui dire bonjour quand j’y arrivais, je ne le mesurai tout à fait qu’à sa mort qui, dans Honfleur et dans mon amitié, laissa cette grande place vide.