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REVUE DES DEUX MONDES.

je croyais égarée. Un journal remarqua le lendemain : « Mme L. D.-M., l’air d’avoir quinze ans, écoute comme si la pièce n’était pas d’elle. »


Entre les voyages et la littérature, je ne sais plus non plus comment et pourquoi, l’été venu, nous nous retrouvâmes subitement en pleine solitude à Caudebec-en-Caux, ou plutôt en face, dans un petit coin drôle appelé Saint-Nicolas de Bliquetuit, à deux pas de la forêt de Brotonne.

L’hôtel, ancienne demeure de Rossini, trempait presque dans la Seine, premières loges pour voir le mascaret. Nos longues promenades à bicyclette nous entraînaient parfois d’une seule traite de Caudebec à Honfleur.

Ce fut un temps particulièrement heureux de mon existence. Il en reste quelque chose dans les derniers chapitres de la Figure de proue. Je me revois, en culotte et chandail, un feutre sur l’œil, une rose à l’oreille, traversant à pleines pédales un village normand, et tous les galopins de l’endroit criant sur mon passage :

— Il a l’air d’une fille ! Il a l’air d’une fille !…


LE CHÂTEAU DU DIABLE


À Paris, mon mari s’était enfin décidé pour un appartement, ou plutôt un pied-à-terre, quai de Montebello, juste en face de Notre-Dame.

J’eus plaisir à revoir les meubles de la Roseraie. La cathédrale se mirait dans les glaces de toutes les pièces. Les dimanches, conviée par notre voisin, le chanoine Pisani, j’allais m’asseoir dans l’orgue, à côté de Vierne, le fameux organiste aveugle, qui faisait semblant d’y voir et parlait toujours de la couleur qu’avaient les nuages au-dessus des tours.

Cette année-là, nous passâmes les mois chauds à Honfleur, dans l’hôtel du Cheval blanc, comme il sied. Mon mari rêvait de bâtir une maison aux environs de la ville. Il sentait qu’il me fallait malgré tout une racine dans ma terre natale.

Notre plus cher ami, Georges Trouillot, le ministre, accompagné de la jolie Marguerite Guépet (devenue Crissay), dont il voyait, tout ému, poindre le talent de peintre, se trouvait