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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

fois », téléphonent les voix tremblantes de la rédaction. Henri Letellier, dans son cabinet directorial, me fait des reproches.

— Je vous en prie, écrivez-moi un conte dans lequel il y aura un thé mondain ! Un thé, vous comprenez, un thé !

Mais je ne peux pas, je ne peux pas encore.

Là-dessus, à un déjeuner, Henri de Jouvenel, qui, lui, gouverne le Matin, grand rival du Journal, me presse pour que j’écrive une série d’après la longue conversation que nous venons d’avoir ensemble. Je suis anti-féministe. Cette idée lui plaît. Et je commence, avec bien de la peine, cette suite intitulée Du chignon au cerveau, qui m’a valu tant de colères de la part des femmes. Les lettres anonymes m’arrivent par douzaines. En même temps, dans un numéro du Rire, je suis baptisée la folle du Journal. Quelle bagarre ! Avec mille efforts, j’essaie d’écrire autrement, de faire des contes qui ne parlent plus de sirènes, d’archanges, de fées, de squelettes… J’ai, comme lorsque j’étais adolescente, le sentiment angoissant d’être coupable. Aux injures non signées s’ajoutent maintenant des menaces. Pas un mot d’approbation de quiconque.

Quinze ans plus tard, vingt ans plus tard, je devais apprendre, au hasard de rencontres en voyage ou à Paris, que des jeunes, en France, à l’étranger, se réunissaient en de vibrantes soirées pour les lire à haute voix, ces premiers contes-là. Il arrive même encore que des gens m’en reparlent. Histoires passées, beaux enthousiasmes de jadis dont je n’ai rien su quand il en était temps !


Je suis incapable de situer l’année où fut donnée, au théâtre romain de Carthage, ma pièce en vers, la Prêtresse de Tanit, jouée par Jeanne Delvair devant l’horizon bossué de montagnes, dont celle où s’élevait le temple de Moloch aux temps puniques. Je sais que cette représentation fut précédée par Sapho désespérée, pièce en vers écrite à Carthage, que Paul Mariéton fit jouer à Orange. Ce fut aussi Jeanne Delvair qui y interpréta le rôle de Sapho. Elle était magnifique, avec ses longs cheveux, son profil classique. Mais, pendant toute la représentation au théâtre antique, je n’étais préoccupée que de l’ombrelle prêtée par Mlle Henriette Roggers, et que