Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/52

Cette page a été validée par deux contributeurs.
396
REVUE DES DEUX MONDES.

voyages dans les contrées mahométanes, n’a, somme toute, rien à voir avec la vie surtout intérieure que j’entends raconter ici.

Je ne puis noter que quelques traits marquants de cette existence exotique qui m’a laissé pour jamais sa nostalgie, sorte de fièvre intermittente morale dont les accès, même à l’heure qu’il est, reviennent de temps en temps me tourmenter.

Après mon premier contact avec la ville arabe, vint mon premier contact avec la ville européenne. À une grande soirée donnée à la Résidence par M. et Mme Stephen Pichon, je me souviens d’avoir d’abord admiré, groupées autour de leur mère, les sœurs d’Aurel, si belles, et qui étaient les lionnes de Tunis. J’arborais la robe d’or tissée pour moi dans les souks. J’étais dans le plein de ma jeunesse, et tout ce que je devinais de murmures autour de moi me procurait, non sans étonnement, une sensation vraiment royale.

Les matins, je me promenais seule dans les inextricables rues indigènes, colimaçon blanc. Avant même d’en être arrivée à comprendre leurs paroles, je me rendais compte, au regard des musulmans, vite détourné par déférence, de ce qu’ils disaient sur mon passage. Le climat chaud m’était favorable. Au Tunisia-Palace, mes entrées dans la salle de restaurant étaient des entrées en scène. Qu’on ne sourie pas de cette vanité rétrospective. Je ne l’ai as eue quand il en était temps et le regretterai toujours. Si je parle aujourd’hui de ces choses, c’est comme en parlerait une mère fière de sa fille, et qui se réjouit de la voir admirée.

Nous connûmes au Tunisia quantité d’étrangers, dont le baron Atzèl, de Buda-Pest, et sa femme, couple étrangement contrasté que nous devions retrouver un jour en Hongrie. J’ai fait paraître, bien après la guerre, dans l’Illustration, une nouvelle dont la baronne Atzèl, que je ne nommais pas, était l’héroïne. Cette nouvelle tomba sous les yeux de sa fille devenue une femme et qui, sans hésiter, vint de Pest à Paris en motocyclette (ayant reconnu sa mère d’après ma description), pour m’apprendre qu’elle était morte.

À Tunis nous connûmes aussi les divers consuls (qui représentaient en Tunisie toute l’Europe) et leurs familles ; plusieurs grands colons dont le comte et la comtesse de Cha-