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REVUE DES DEUX MONDES.

coupé mes cheveux, c’est-à-dire pendant des années, je me suis entendu comparer à toutes sortes de têtes de musée. J’en étais heureuse. J’ai toujours adoré les compliments.

Mon volume de vers, Horizons, achevait de se constituer. Avec le printemps de 1904, un souffle inconnu passait dans la maison. J.-C. Mardrus, oiseau migrateur, était pris de la nostalgie des départs. Je le voyais arpenter de long en large son cabinet de travail, en secouant les pans de sa robe de chambre, véritable battement d’ailes. Il ne savait pas que je le regardais. Son geste inconscient avait quelque chose de pathétique. C’était vraiment l’oiseau qui veut s’envoler pour aller où l’appelle la force de l’instinct.

Au mois de mars de cette même année, le bail de la Roseraie se terminant, nous prenions le train pour Marseille et le bateau pour Tunis, départ dont le retour restait sans date. Nous laissions notre mobilier au garde-meuble, et tous nos souvenirs derrière nous.


VOYAGE EN AFRIQUE DU NORD


La joie de connaître Marseille, prélude à tous les voyages qui suivraient, côtoyait en moi l’angoisse d’être, encore un coup, en partance pour l’inconnu. Il ne s’agissait plus seulement, cette fois, de quitter les miens et mon enfance. C’était la France que je quittais. Et, pas plus que moi, J.-C. Mardrus (ma seule famille, à présent que les amarres étaient rompues) ne savait exactement vers quoi nous allions, ni pour combien de temps nous étions partis.

Une commune lassitude de Paris, un commun goût de vivre autre chose nous emportait tous les deux à l’aventure, armés de notre âge et pourvus d’une bonne dose de fatalisme.

Jeunesse !…

Le commandant du bateau, vieil homme à favoris blancs, me donna, comme nous venions le saluer, le sentiment de cette jeunesse, par le mot qu’il dit en souriant à mon mari :

— Vous permettez que je regarde la jeune femme ? Oh ! qu’elle est fraîche ! Un vrai camélia !

Moi je pensais : « Dans un moment on lève l’ancre. C’est ma première traversée. Vais-je être malade, ou non ? » Et, de par cette secrète malveillance pour moi-même dont j’ai