Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/5

Cette page a été validée par deux contributeurs.
73
SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

épaisse. On passait pour la prendre par cette belle barrière toujours là, connue depuis l’enfance, et qui représentait pour nous, étant petites, une barrière de conte de fées.

Un pigeonnier ancien contenant mille cases pour les pigeons et constituant autrefois « le droit du seigneur », comme l’expliquait mon père, se présentait d’un côté de l’allée, à l’entrée du parc assombri par ses grands vieux arbres. À droite, on voyait, tout proche, l’estuaire, par delà le premier étang, couleur de vert-de-gris, tant les herbes l’envahissaient.

Tout à coup, la maison apparaissait, solide, épaisse sous son toit Louis XIII, et flanquée d’un lierre immense qui l’enveloppait comme une cape. Des rangs de lis rouges et de lis blancs conduisaient, proches de la serre, à la grande pelouse au bout de laquelle coulait, copieuse, dans le second étang, une source éternelle et chantante ; et, débordé jusque-là, le parc se mirait dans l’eau maçonnée, plus claire et plus réfléchissante qu’une glace de Saint-Gobain.

La suite de la propriété descendait vers l’estuaire par des arbres qui dissimulaient les remises, puis par de vastes prés ayant au milieu la ferme.

Rien ne me plut jamais autant que cette demeure enfoncée dans les arbres et tout proche de la marée, à la fois cachée aux regards et longeant la route de Trouville, si amusante en ce temps-là, avec son passage de voitures de toute sorte, depuis les charrettes paysannes jusqu’aux fringants équipages où des Parisiennes à la mode, pendant la saison, se prélassaient en coquetant.

Un étroit et long sentier derrière une haie permettait de s’asseoir sans être vu, pour regarder à loisir le va-et-vient de cette route, spécialement tournante à cet endroit-là.

Arrivée de la gare, encore toute pantelante de travail, je suivais l’allée au sortir de la barrière, le long des lis rouges et des lis blancs, et j’étais saisie d’une grande joie.

La maison était pleine de sœurs, de neveux, de nièces, de beaux-frères, ma grand-mère et ma mère au milieu du tout. Les vacances s’ouvraient, il faisait beau. C’était comme le premier chapitre d’un grand bonheur.


J’avais changé ma coiffure à l’Yvette Guilbert pour remettre un peu d’ombre sur mon front. Un monsieur bancal