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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

de Dante Gabriele Rossetti. Sa médiévale robe de velours, pourpre sombre, serrait de près les lignes, un peu anguleuses, d’un corps archaïque. Deux énormes nattes de cheveux rouges entouraient sa tête à la manière de lauriers. Son visage aux yeux bleus était celui d’un primitif italien. Renée Vivien (ou plutôt Pauline Tarn, de son vrai nom) nous présenta son amie, miss Evelina Palmer, Américaine.

Avec un accent bien britannique, elle, mais dans un français très pur, elle nous demanda si nous voulions, le lendemain, venir dans sa loge au théâtre (j’oublie lequel), pour voir une pièce (j’oublie laquelle) dont on parlait beaucoup. Mon mari accepta et, l’heure ayant été convenue, un moment après nous prenions congé.

C’est dans cette loge que j’ai vu pour la première fois Natalie Barney qui fut, reste et restera l’une de nos plus chères amies. Elle n’avait rien du style impressionnant d’Evelina Palmer. Le teint de pastel, les cheveux d’un blond de féerie, l’élégance parisienne de cette Américaine ne laissaient qu’au bout d’un moment se révéler le regard d’acier de ses yeux, qui voient tout et comprennent tout en une seconde.

Quelques jours après cette présentation, elle nous pria pour dîner dans son appartement de l’hôtel La Pérouse. Je la revois, à notre entrée, vêtue de légèretés bleu pâle, jouant du violon en nous attendant. Les remarques qu’elle fit pendant ce dîner, d’une voix qui ne sortait pas (et qu’elle a toujours gardée ainsi), son sourire mordant, sa fine désinvolture, ses tranquilles et curieux paradoxes révélaient sans attendre qu’on se trouvait devant quelqu’un.

Trois jours plus tard, elle était à la Roseraie. Je devais la voir y revenir sans cesse, parfois accompagnée de son père, Américain d’affaires (dont elle avait pris le profil énergique), qui ne comprenait rien à son effarante fille. J’avais adopté la coiffure d’Evelina Palmer. Deux lourdes tresses ligotaient ma tête comme des lauriers. Pourtant je n’avais pas la chevelure fantastique d’Evelina, descendue jusqu’à ses talons, et dans laquelle se jouaient toutes les gammes, depuis le rouge géranium jusqu’au blond cendré.

Léonce de Joncières, un soir, chez Mme de L…, la vieille amie de Marie Bengesco, déclara qu’avec cette coiffure j’avais l’air d’un conducteur de chars hellène. Jusqu’au jour où j’ai