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REVUE DES DEUX MONDES.

Il quitta Paris tout à coup, et la France, pour aller seul jusqu’au désert de Gobi qu’il voulait traverser, toujours à la recherche des dieux, et parce qu’il avait l’amour de la race jaune.

Il savait pourtant que, tout le long de l’interminable traversée, il souffrirait mortellement du mal de mer.

Quand il revint, à la fin de l’année suivante, interrogé sur son étonnant voyage, il ne répondit jamais que par ces mots :

— J’ai vu là-bas, j’ai vu la panthère des neiges, et le coquelicot bleu !


Un matin, parmi mon courrier (à cette époque peu considérable), je trouvai le volume de vers de Renée Vivien dont je n’avais jamais entendu parler, volume qui portait une dédicace débordante d’enthousiasme pour mes poèmes.

Après avoir lu ce livre, j’écrivis à Renée Vivien pour la remercier de son envoi. La lettre qu’elle me répondit manifestait le désir de me connaître. Rendez-vous fut pris, et j’attendis sa visite avec quelque émotion.

Mon mari, toujours heureux de rencontrer des admirateurs de ma poésie, était à mes côtés quand elle entra dans mon cabinet de travail. Nous vîmes une personne blonde, jeune, aux épaules découragées, aux yeux bruns, habillée sans aucune recherche, très anglaise d’allure. La voix molle, pourtant, ne trahissait aucun accent britannique. Sa conversation nous sembla banale. Elle nous laissa l’impression d’une jeune fille quelconque de la Grande-Bretagne, — une jeune fille à marier. Cependant une chose, en elle, ne pouvait s’oublier : ses lourdes et délicates paupières et leurs longs cils noirs. On peut dire que sa personnalité n’apparaissait que lorsqu’elle baissait les yeux.

Peu de temps après sa visite, je reçus d’elle une invitation à dîner chez elle avec mon mari. Dans son grand appartement de l’avenue du Bois, à peine éclairé, de lourdes draperies, il me semble, calfeutraient l’atmosphère, établissant un silence que ne troublait presque pas son habitante. Un dîner raffiné nous fut servi. Le plat de résistance y était remplacé par des petits oiseaux rôtis. « Je ne peux pas souffrir la viande… »

À l’entremets, on vit tout à coup sortir d’entre les draperies une mince et surprenante créature, véritable héroïne