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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

À ce moment procureur de la République à Tananarive, ce grand ami de J.-C. Mardrus fit un jour son apparition inattendue à la Roseraie. J’étais très curieuse de le voir enfin, après tout ce que mon mari m’avait raconté de lui. Ce grave magistrat, remarquable et remarqué pour ses hautes capacités, était en outre un poète frénétique, un pèlerin passionné, un adorateur attardé des dieux de toutes les mythologies. Le monothéisme faisait horreur au Breton pur sang qu’il ait, lequel le druidisme, sans doute, restait encore une chose vivante. Ses aventures en pays étranges se résumaient dans mon imagination par celle-ci :

Traversant seul et à pied une région peuplée d’anthropophages dans je ne sais quel pays, Toussaint, menacé d’être cuit et mangé comme trois Anglais qui l’avaient précédé, s’était sauvé de la broche et de la dent en arborant un chapeau haut de forme par cinquante degrés à l’ombre, et en vociférant, sans cesser de marcher droit devant lui, des poèmes d’Émile Verhaeren. Les sauvages, le prenant pour un prophète inconnu, renoncèrent, tout en se prosternant, à l’idée de le rôtir.

Notre servante Aline était allée ouvrir au coup de sonnette du portail. Par la fenêtre je vis, traversant le jardin, un personnage aussitôt deviné. Grand, noir et dégingandé, portant une barbe obscure qui lui mangeait la bouche, Toussaint avait encore sur la tête le haut de forme qui l’avait jadis sauvé, chose hérissée qui s’accompagnait, à trois heures de l’après-midi, d’un smoking et de souliers de marche.

Après les effusions commencèrent les exaltations. Ses grands bras maigres dansaient autour de lui. Quand il prononçait « les dieux », ses yeux jetaient une flamme.

Un soir qu’il dînait avec nous dans une de nos guinguettes, il refusa de manger pour pouvoir continuer à parler, laissa s’entasser sur son assiette la succession de plats qu’on nous servait, disant qu’il avalerait le tout ensemble pour finir, — ce qu’il fit en effet, les poissons frits, le ragoût, les légumes et la poire cuite ne formant plus qu’une seule montagne devant lui. Puis, dans sa joie d’être avec nous, il saisit les montants de la tonnelle qui nous abritait, et les secoua si fort que l’une des bouteilles tomba, répandant son vin.

— Laisse !… répondit-il au geste de mon mari. Ce n’est pas la peine de la ramasser, car je vais continuer à bouillonner !