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REVUE DES DEUX MONDES.

quai dès l’entrée pourquoi, dans les longs cheveux sales de Jarry, se voyait toujours cette espèce de poudre blanche : le plâtre de son plafond.

L’unique chambre qui, je crois bien, constituait son appartement, était partagée en son milieu par une longue corde tendue sur laquelle flottait une loque sans couleur, ce qui, soi-disant, lui faisait deux pièces.

Dans celle où il nous reçut, un petit guéridon d’un Louis XV excessivement maniéré, mais boiteux, lui servait de table de travail. Tout autour pendaient des clous les attributs du père Ubu : la chandelle verte, le petit bout de bois, le crochet à nobles, le bâton à phynances. Il nous raconta que, jadis, il avait pour bêtes familières, dans cet habitacle, trois ou quatre hiboux en liberté, « les z’hiboux », et que ceux-ci, tandis que sa mère mourait au loin, ululèrent toute une nuit, ce pourquoi, ne pouvant les faire taire, il les tua tous à coups de revolver. Tout cela cadrait bien avec un récit d’Octave Mirbeau.

Invité, comme plusieurs autres convives, à déjeuner à la campagne chez le père du père Ubu, toute la bande et Mirbeau trouvèrent le couvert mis sur un établi. Les assiettes étaient des ronds découpés dans du papier. Au centre, sur une feuille de chou, s’allongeait, pour tout repas, un barbillon cru, car Jarry, qui pêchait beaucoup à la ligne, avait l’habitude de manger le poisson à sa sortie de l’eau, sans même arracher l’hameçon.


Une autre forte impression : ma première visite chez Colette, qui s’appelait alors Colette Willy (elle prononçait Vili). Le Dialogue des Bêtes n’avait pas encore paru. Ses cheveux courts, à cette époque, étaient une originalité. Ses yeux, encore plus beaux aujourd’hui qu’alors, enfoncés et d’un bleu sombre, impressionnaient.

Nous avons tous compris dans Mes Apprentissages quelle était sa vie à cette époque. Après avoir lu ce livre, je m’explique mieux, pour ma part, l’attitude qu’elle affectait. C’était celle d’une jeune femme perpétuellement en train de jouer la centième de Claudine.


Un être qui devait marquer sa place en intaille profonde dans ma mémoire : Sébastien-Charles Toussaint.