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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

mains. Anna de Noailles, vêtue d’une robe couleur d’abricot, faisait bonne figure et répétait à mon mari :

— Que s’est-il passé ? Elle était déjà charmante ! Mais maintenant…

Gorgés de sourires, nous revînmes chez nous, moi sombre, comme je l’ai dit, sans déceler la cause d’un si farouche recul.

Quelques jours plus tard, dans le Journal, commençait une série de Jean Lorrain inspirée par cette fête, à laquelle il avait assisté, naturellement. Et c’était, sous des noms inventés, le portrait de mon mari et le mien, représentés comme un couple équivoque venu d’on ne savait quel pays pour intriguer à Paris. La description de ma personne, de ma robe « préraphaélite », de ma façon de dire les vers, tout y était. Et je figurais, dans cette histoire, une jeune aventurière vaguement russe et cherchant fortune à travers les salons.

Pendant trois ou quatre numéros il fallut nous voir tous deux mis au pilori sous ces masques faisandés, alors que, jusque-là, Jean Lorrain s’était dit l’ami de mon mari.

Quelle entrée dans le monde ! Et comme je l’avais bien sentie, encore qu’obscurément, la perfidie qui se préparait pendant cette belle fête !

Les heures que je passai à calmer mon mari, qui voulait tuer Jean Lorrain, ne me laissèrent pas le loisir de déguster à fond le poison qu’on me versait en échange de mon sourire, de ma jeunesse et de mes poèmes, en échange de mes roses, que j’apportais à tous ces gens-là.

À moins de faveur spéciale, il n’était décidément pas bon d’être un poète. Je l’apprenais avec une amertume affreuse.

Lucie Delarue-Mardrus.
(À suivre.)