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REVUE DES DEUX MONDES.

Mon Dieu, si j’avais su tout ce qu’il y avait derrière cet instant, quelle angoisse à me faire perdre la mémoire ! Je n’ai jamais aimé les rivalités, les cabales, les ragots, rien de ce qui peut approcher ces batailles mondaines.

Je sentis cependant je ne sais quel flot monter vers moi, qui me remplit d’un malaise tout à fait inexplicable mais qui fit que, rentrés chez nous, le soir, pour la surprise de mon mari si fier de mon succès, je déclarai détester tous ces gens et ne plus vouloir jamais me trouver mêlée à eux.

Le poème que j’écrivis la nuit fut d’ailleurs celui-ci :

Je ne dois nulle joie, heures empanachées,
Au sourire fardé de votre bouche en cœur.
Vous ne fûtes pour moi qu’une mauvaise fleur
Par qui mon ironie eut des larmes cachées.

Il ne vient rien de bon que des sincérités
Qu’on trouve dans un coin obscur des pauvres âmes,
Que des bougres sans nom et que des bonnes femmes
Pleurant bien leurs chagrins, riant bien leurs gaietés.

Vous, masques, ô plaisirs que rien en moi n’approuve,
Quand je passe, tranquille et droite, parmi vous,
Mon âme vous regarde, à travers mes yeux doux,
Sauvagement et sans pitié, comme une louve.

Et pourtant !

Des applaudissements unanimes saluaient mes poèmes. Sitôt dits, une foule compacte m’entoura, toute bruissante de félicitations. Montesquiou rayonnait. Albert Besnard et sa femme, gentiment, me souriaient. Mme Muhlfeld s’accrochait à mon bras, son beau visage tendu vers moi.

La duchesse de Clermont-Tonnerre (elle n’était alors que marquise) s’avança, ravissante, toute rose sous son grand chapeau à plumes noires, exactement ce qu’on imagine de Marie-Antoinette en ses plus beaux jours.

— Vous viendrez me voir, n’est-ce pas ? dit-elle en braquant son face-à-main avec un sourire qui me charma.

La comtesse Greffuhle, belle comme le jour, me disait des choses aimables. Le peintre Boldini m’embrassait les