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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

sépulture, dans laquelle l’attendait son cher Yturri, reste, de par son étrange vouloir, anonyme.

La mort de Yturri, survenue quelques années auparavant, ne fut pas moins digne. Atteint du diabète et souffrant terriblement, il s’arrangea pour rester jusqu’au bout agréable à regarder, et mourut paré, fardé, calamistré, gracieusement étendu sur des coussins, revêtu d’une robe asiatique, et l’éventail à la main.

On comprend à quel point, quand ils étaient dans leur pleine ardeur, ces deux étonnants personnages pouvaient soigner leurs réceptions, l’importance inouïe qu’ils y attachaient.

Je ne le savais pas encore pour ma part quand, en mars 1902, nous fûmes invités par Montesquiou, fort solennellement, à la première grande fête qu’il donnait au Pavillon des Muses.

Il m’avait prévenue qu’il me demanderait d’y réciter de mes vers. Pour une matinée si importante, on m’avait fait une robe dans le style de celle étrennée chez Sarah Bernhardt, toute droite et collante. Elle était en velours vert foncé, brodée de vieil or, assez archaïque. J’étais si mince, alors, que Marie Bengesco, venue quelques jours auparavant nous voir, m’avait dit, presque fâchée :

— Mais, mon enfant, vous n’avez plus de corps !

Allant à cette fête en toute innocence, nous ne devions apprendre que beaucoup plus tard qu’elle était ce qu’on appelle un coup monté.

Cette manigance de Yturri et de son maître était dirigée tout simplement contre… le Cœur innombrable. La comtesse de Noailles, dans tout l’éclat de son jeune triomphe, y vint, persuadée que la fête était donnée, ne pouvait être donnée que pour elle.

Tout Paris était là, arts, lettres, sciences, aristocratie, répandu dans ces salons où le maître de la maison avait déployé, comme lui seul savait le faire, un faste impressionnant.

Quand il me demanda de dire mes vers, le silence total ayant été fait, je retrouvai cette aisance singulière qui me venait toujours en de telles occasions. Et, sans pouvoir mesurer les répercussions d’un moment pareil, je récitai quatre ou cinq de mes poèmes devant cette assemblée aux yeux de laquelle, sans aucun avertissement, on faisait surgir une rivale de la divine Noailles.