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REVUE DES DEUX MONDES.

Si sévère pour sa propre caste, il avait un respect, un amour de la belle littérature, fût-elle représentée par les plus humbles, qui lui procurèrent peut-être les seules vraies émotions de sa vie.

Son fameux duel avec Henri de Régnier, qui laissa les deux adversaires mortellement ennemis, ne l’empêcha jamais, par la suite, d’admirer le poète et de faire réciter de ses vers dans ses fêtes par les meilleurs acteurs.

Cette grandeur ne fut pas, je crois, appréciée comme il l’eût fallu de ses contemporains, toujours à l’affût de ses bizarreries nouvelles.

Grand, mince, ligne élégante et traits réguliers, ce descendant de d’Artagnan avait un front et une plantation de cheveux magnifiques. Il portait une moustache, du reste teinte, derrière laquelle se cachait une denture en mauvais état, de sorte que, lorsqu’il riait ou seulement souriait, il joignait toujours sa main à cette moustache, pour mieux dissimuler un tel désavantage.

Quand il devait aller dans le monde ou recevoir chez lui, ne pouvant souffrir ni l’imprévu ni l’improviste, il préparait d’avance sa partition, si l’on peut dire, et ne permettait pas qu’on l’en écartât. De l’imprudent qui s’en avisait non seulement il ne tenait aucun compte, mais le coupant délibérément, il reprenait son sujet, en criant seulement un peu plus fort.

Je puis témoigner que, l’heure venue, bien après la guerre, il prépara de la sorte la partition de sa mort, dont il m’avertit quinze jours auparavant par une lettre où, ne parlant que de littérature, il glissa sans commentaire cette simple petite phrase :

- Savez-vous que je suis très malade ?

Et, presque la veille de sa fin, je reçus, sur une carte postale, au-dessus du mot silence ! cet avertissement en latin que je puis traduire ainsi :

Quand l’albâtre est brisé, le parfum se répand.

Car il était persuadé de laisser un grand nom à la postérité, qui n’attendit même pas son enterrement pour l’oublier, car nous fûmes juste sept pour le mener au cimetière de Versailles où, marbre noir sans nulle inscription, sa précieuse