Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/33

Cette page a été validée par deux contributeurs.
101
SOUVENIRS LITTÉRAIRES

de loup de mer américain, grand type anguleux, flegmatique et rougissant, et qui ne parlait que par formules mallarméennes du genre de ces « nouvelles en trois lignes » qu’il inaugura plus tard dans le Matin, pour la joie raffinée et cruelle des lecteurs et abonnés.

Nous rencontrions également Fagus, silhouette vaguement moyenâgeuse, le peintre Félix Vallotton au demi-sourire ironique, Alfred Jarry tout petit, tout poussiéreux, la face mal rasée et couverte de boutons sous des cheveux sales et longs, partagés en deux par une raie médiane. Il était sans linge, toujours vêtu d’un noir crasseux, et portait volontiers des espadrilles. Son parler saccadé, son regard sorcier me faisaient presque peur, et surtout ce brusque sourire qui tirait sa bouche jusqu’aux oreilles et la remettait aussitôt en place, comme mue par un déclic, pendant que ses yeux fixes ne s’égayaient même pas.

Mirbeau, toujours là, parlait, debout entre deux portes, avec un éternel mouvement de sortie, bien que ne s’en allant jamais. C’était l’époque où un article de lui lançait à jamais un écrivain. Il gardait étroitement enchaîné contre ses jambes son fameux chien Dingo, berger allemand dont la race n’était pas encore répandue, et qu’il tenait beaucoup à faire passer pour un animal dangereux.

Je revois sa stupeur le jour où, pendant qu’il oubliait le chien et discourait de sa grosse voix confuse, j’allai me distraire dans un coin des bureaux avec la bête féroce, qui fit mine de me dévorer à la manière des bergers quand ils jouent, à grand renfort de crocs montrés et de cris furieux, pour l’épouvante de tous et mon grand amusement.


Un jour, à je ne sais quel déjeuner, je me vis à table à côté de Jean Lorrain, l’un des plus grands admirateurs des Mille et une nuits et de leur traducteur, et qui ne cessait d’en parler dans le Journal.

Je garde au fond de mes oreilles la remarque qu’il fit soudain devant tout le monde :

Mme Mardrus n’est pas coquette. Elle ne rit pas pour montrer ses belles dents, mais parce qu’elle a envie de rire.

Ses cheveux teints, déteints et reteints finissaient par être tricolores. Fardés, ses gros yeux débordants et glauques sem-