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REVUE DES DEUX MONDES.

Maeterlinck écrivait la Vie des abeilles, et soignait une ruche sur sa fenêtre. Il avait de beaux yeux d’un bleu sombre, pleins de choses qu’il ne disait pas mais que disait Georgette, si belle avec ses cheveux d’or et ses prunelles d’aigue-marine. C’était juste avant la première représentation de Pelléas et Mélisande à l’Opéra-Comique. Une brouille à mort était survenue entre Debussy et Maeterlinck. Celui-ci s’exerçait au revolver pour tuer Debussy. Un matin il prit pour cible mouvante sa chatte noire qui s’avançait en ronronnant vers lui dans le parc, et la tua sans hésiter.

Je lui avais donné à lire une petite pièce de théâtre, très poétique, que je venais d’écrire, la Rivale marine. Il me la rendit avec de belles louanges.

J’avais, comme on pense, présenté le docteur Mardrus à Sarah Bernhardt. Elle nous reçut un soir à un dîner de gala pour lequel j’étrennais la robe, enfin semblable à mon rêve, qu’on m’avait faite chez Paquin, non sans résistance de la part des vendeuses, car cette robe était d’un style alors inconnu, droite, étroite, collée au corps.

Heureuse de sentir ma traîne m’envelopper, je vis, au regard des convives et dans celui de Sarah Bernhardt, que j’étais à mon avantage. J’avais redescendu ma frange sur mon front et me sentais à l’aise derrière cette broussaille légère. Je portais à ce moment, beaucoup plus clairs qu’à présent, mes cheveux relevés en un énorme chignon, ce qui faisait dire à Mme de Noailles, paraît-il, que j’avais l’air d’une théière.

— Une bien belle et précieuse théière !… répondait Montesquiou.

Après le dîner, Sarah Bernhardt me prit la main pour me passer au doigt la magnifique bague, grosse opale entourée d’un monde de petits diamants, que je possède toujours et qu’elle porta dans maintes pièces, dont Lorenzaccio.

À la Revue blanche où nous allions souvent, nous trouvions les directeurs, Alexandre Natanson, si vivant, et qui, le premier jour qu’il me vit, me prédit une considérable carrière d’écrivain, et son frère Thadée, ainsi que leur plus jeune frère Alfred, qui, lui, s’était déjà dirigé vers le théâtre. Nous y trouvions aussi Félix Fénéon, si cher à J.-C.Mardrus, — il l’avait pris comme témoin de notre mariage, — Fénéon, étrange figure