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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

Une belle promenade que nous faisions le long des jardins de Passy nous trouvait ensuite penchés l’un vers l’autre, tout enivrés de notre mutuelle poésie.


Maman venait assez souvent me voir rue Raynouard, et moi, de nouveau autorisée à sortir seule, j’allais quelquefois rue de Gramont.

J’arrivais avec un sourire et repartais de même. Mes parents, dépouillés de leurs six filles, vieillissaient doucement dans le nid vidé de tous ses oiseaux.


LE MONDE LITTÉRAIRE EN 1900


Bien installés comme nous l’étions rue Raynouard, meublés avec un gentil modernisme, et ce parc sous nos fenêtres sans rideaux, nous recevions beaucoup de belles visites.

D’octobre 1900 à mai 1902, je vis passer chez nous toute la littérature d’alors. Les symbolistes : Henri de Régnier, Ferdinand Hérold, Albert Mockel, André Ruyters et d’autres. Je fis la connaissance d’André Gide, grand ami de mon mari. Il portait à cette époque de longues moustaches tombantes, des cheveux maigres, mais longs, sous un grand feutre littéraire. Son regard enfoncé, pénétrant, attentif, frappait tout de suite.

J’avais connu Paul Valéry dès la rue Matignon, lu le manuscrit de Monsieur Teste que mon mari possédait, et les vers non publiés, profondément ignorés, sauf de quelques amis, du futur académicien. Pierre Louÿs, autre ami de mon mari, vint parfois rue Raynouard, seul ou bien avec sa femme, troisième fille de José-Maria de Heredia. Au courant de la conversation, je l’entendis un jour improviser une série de triolets étonnants sur trois orientalistes dont nous venions tous de nous moquer. C’est rue Raynouard que j’ai connu Claude Debussy, parlé longuement musique avec lui. Nous y reçûmes Robert de Montesquiou, même la comtesse de Noailles ; et c’est en venant nous y voir que la duchesse de Clermont-Tonnerre (Élisabeth de Gramont) prit le goût de cette maison qu’elle devait acheter plus tard.

Maurice Maeterlinck et Georgette Leblanc montaient certains soirs chez nous : d’autre fois, nous descendions chez eux.