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REVUE DES DEUX MONDES.

voilà tout. Et moi aussi je m’étais trompée sur ma poésie.

Je pressais contre moi le petit cobaye, et je pleurais longtemps en silence.

Et pourtant rien ne pouvait m’empêcher de continuer à faire des poèmes. Laissant mon mari se coucher, et chacun de nous ayant maintenant son cabinet de travail, je veillais, penchée sur mes papiers, et l’inspiration me visitait.

Et voilà les plus beaux souvenirs de ma vie d’écrivain. Le matin, je me réveillais au bruit des exclamations. Comme on déniche un œuf, mon compagnon était venu voir si, dans mon cahier d’écolière, se cachait quelque poème nocturne. L’ayant trouvé, naturellement, il entrait dans notre chambre avec des bondissements, et sa joie exultante, ses baisers d’enfant me donnaient les plus purs battements de cœur que j’aie connus. Insinué entre nos deux lits jumeaux, il me lisait mon ou mes poèmes de la nuit, s’arrêtant à chaque vers et les larmes aux yeux.

Ainsi me lut-il le seul qui soit vraiment connu maintenant :

L’odeur de mon pays était dans une pomme,

inspiré par le dessert de notre dîner… et mon envie de la Normandie et de l’enfance perdue.

À de tels moments, la critique tout entière était oubliée, et, tous deux, nous étions heureux.


Peu à peu, sentant combien nous faisait défaut la grande personne que nous n’aurons pas eue pour nous assister, je me prenais à méditer profondément. Je résolus d’essayer, moi, d’être cette grande personne qui nous manquait.

Puisque la beauté verbale agissait sur lui comme un sortilège, je tentai, pour calmer le sultan au plus fort de ses déceptions orageuses, quelque phrase à la fois tendre, raisonnable et bien balancée qui pût l’atteindre comme un beau vers.

Ce n’était pas toujours facile. J’y réussis pourtant plus d’une fois. Je voyais alors son masque se détendre et les larmes chercher ses paupières. Celui qui devait plus tard écrire le Livre de la vérité de parole cédait à l’enchantement mystérieux, comme cède la tourmente marine sous l’huile un instant répandue.