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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

le loisir de la voir se manifester à chaque article envoyé par l’Argus de la Presse.

Mon mari venait de louer à Passy, rue Raynouard, un appartement situé dans l’un des deux pavillons élevés au-dessus d’un si joli parc et devenus depuis la propriété de la duchesse de Clermont-Tonnerre.

Ce fut dans cette charmante demeure, avec le voisinage immédiat de Maurice Maeterlinck et de Georgette Leblanc, amis de J.-C. Mardrus, au-dessus desquels nous habitions maintenant, que je fis connaissance avec la critique littéraire.

Elle n’était pas aimable pour moi, seigneur ! La comtesse de Noailles venait de faire paraître le Cœur innombrable, et toute la presse, à juste titre, s’extasiait. Moi, j’arrivais comme une gêneuse.

Quelle amertume pour celui qui m’avait épousée par enthousiasme de mes vers !

Un certain critique, qui poussait son ironie jusqu’à la grossièreté, reçut une lettre d’injures, envoya ses témoins, et finit, épouvanté, par s’excuser platement dans la revue même où son article avait paru.

Octave Mirbeau, seul, manifesta (par paroles mais non par écrit) un sincère emballement pour mon livre.

— Elle est étonnante !… aboyait-il dans les bureaux de la Revue blanche.

Et, croyant me faire plaisir :

— Toutes leurs comtesses n’arrivent pas à sa cheville !


Restée à la maison, parfois, quand mon mari sortait, je descendais, par les branlantes marches de pierre, dans le parc qui suivait la terrasse étendue devant les pavillons. Je m’asseyais sur la pelouse, seule avec le petit cochon d’Inde acheté sur ma demande. Ce frêle animal représentait pour moi, sur cette herbe dévorée d’ombre, entourée des fumées de Paris, la nature immense laissée en Normandie.

Le mauvais accueil fait à mes premiers vers fut une atteinte profonde, et dont je ne me suis jamais guérie. Cet accueil, de plus, était un préjudice porté directement à ma vie privée, car il accusait encore la sorte de remords que j’avais d’avoir troublé l’existence de celui qui venait de me choisir par admiration. Il s’était trompé sur ma poésie,

TOME XLIV. — 1938.                                                                                7