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REVUE DES DEUX MONDES.

dont il chargeait la Revue blanche, qui publiait sa traduction des Mille et une nuits.

Longtemps nous cherchâmes ensemble le titre que porterait ce premier volume de vers. Étant tombés d’accord sur Occident, par opposition à l’Orient des contes arabes (mon Dieu, qu’était ce petit livre à côté d’un tel monument !) nous voici forgeant la dédicace qui devait y figurer.

Le docteur J.-C. Mardrus me dédiait le cinquième volume à paraître de sa traduction, moi je lui dédiais mes poèmes tout neufs. C’était naturel.

Cette dédicace de mon premier ouvrage, rédigée dans un style mallarméen auquel je n’étais pas encore initiée, n’était pas sans m’inquiéter un peu. Pourtant, je n’y voyais pas encore clairement tout ce que d’autres n’allaient pas manquer d’y trouver : une candide et fort agaçante prétention, de quoi faire grincer bien des lecteurs, sans parler des critiques.

Quand je vis pour la première fois le volume blanc où s’alignaient mes vers, je connus la joie puérile et pleine d’illusions de tous les débutants.

Un livre que j’avais fait !

Aussi joyeux que moi, pour le moins, mon mari, sans une seconde de doute, attendit le flot des admirations.


Je me souviens d’un après-midi passé à la Revue blanche où nous rencontrâmes plusieurs littérateurs déjà munis de leur exemplaire. À la façon polie dont ils me complimentèrent, je compris immédiatement. J’étais l’indésirable, l’ennemie, la jolie petite jeune fille qui fait des vers, celle dont la présence leur gâtait leur docteur Mardrus fabuleux et seul.

L’un d’eux alla jusqu’à parler avec emphase des Mille et une nuits, comme pour bien marquer la distance entre les deux œuvres, et je crus positivement qu’il allait être étranglé sur place.

La discussion qui s’éleva fut si furieuse que la peur m’empêcha d’évaluer ce qu’il y avait d’improbablement beau dans la colère de celui qui préférait les vers de sa femme à son propre ouvrage, alors que le monde intellectuel tout entier, aussi bien à l’étranger qu’en France, attendait avidement la parution de chacun de ses nouveaux tomes.

Cette sainte colère n’était pas, certes, près de finir. J’eus