Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/26

Cette page a été validée par deux contributeurs.
94
REVUE DES DEUX MONDES.

Directe, catégorique restée elle-même, quand cette pauvreté l’atteignit, elle garda ses allures de chef, ses opinions tranchantes, son enthousiasme, son regard pulvérisateur.

J’ai toutes ses dernières lettres, écrites à quatre-vingt-cinq ans, alors que le cancer la rongeait, dans ce misérable petit hôtel, à deux pas de son ancien appartement… Calligraphie d’une distinction, d’une sûreté surprenantes, ces lettres ne parlent que d’amitié, d’art et de littérature. Et, quand, les derniers temps, j’allais la voir dans son galetas, en pleine crise et tordue de douleur sur son lit, au bout de quelques moments elle oubliait l’horreur dans laquelle elle était tombée pour reparler des jours passés avec un joli sourire sans amertume, ou bien faire quelque parallèle entre la Victoire de Samothrace et la Vénus de Milo.

Sa dernière joie fut de m’entendre lui lire mon ouvrage Up to date, encore manuscrit, et que je venais tout juste de terminer.

Ce courage-là, cette noblesse-là, je ne les ai jamais vus poussés à ce degré. Pourtant, elle avait toujours eu la terreur de la mort ; et, jusqu’à son dernier soupir, dans la clinique où une ancienne amie l’avait placée, elle interrogea le médecin auquel je l’avais confiée, le forçant à lui jurer qu’elle n’allait pas mourir.


La première fois que j’allai chez elle, jadis, elle me scruta, grand aigle offensé, pendant quelques minutes, et, de tout son chantant accent roumain :

— Vous savez, ma petite, je n’aime pas les jeunes filles qui tournent mal !

Elle m’invitait à ses beaux dîners, me faisait réciter mes vers devant des raffinés, anxieuse de me voir briller, mais non sans m’accabler de son mépris quand un poème ne lui plaisait pas.

Ce fut par elle que je connus Sirieyx de Villers, devenue une si bonne amie, Mme Constant Coquelin, si amusante, Bertha Galeron, la poétesse aveugle et sourde qui vous tenait par le cou quand on lui parlait pour sentir passer la vibration des mots, M. Enlart l’archéologue, Léonce de Joncières, et tant d’autres. Elle m’emmena chez sa vieille et charmante amie Mme de L. et, dans ces deux salons où fréquentaient