Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/25

Cette page a été validée par deux contributeurs.
93
SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

sance du capitaine Pétain, fort épris d’art et de musique. Nous avions des discussions littéraires assez vives. Je voyais bien que je l’intéressais, mais il avait déjà cet air froid qui devait caractériser le grand maréchal.

Un jour je fus, chez Hélène Vacaresco, mise en présence de Marie Bengesco, vieille demoiselle roumaine que je n’avais encore jamais vue. Ses yeux d’aigle, son profil surprenant de boyard impérieux avaient, dans sa jeunesse, tenté Rodin qui fit d’elle un petit buste. Elle vivait comme dans un rêve parmi ses beaux meubles du xviiie siècle, haïssant tout ce qui sentait la modernité, éclairée aux bougies, chauffée au feu de bois, n’usant que de pincettes anciennes dont on ne pouvait se servir, heureuse de son inconfort archaïque, et, dans son bel appartement de la rive gauche, réunissant assez souvent des amis de choix français et roumains.

Elle s’enthousiasma pour mes vers, pour mes dispositions artistiques, et, me voyant si sombre, elle décida de me distraire. L’étonnante personnalité !

Autoritaire comme un vieil empereur d’Orient, elle disait à chacun ce qu’elle pensait sans aucun ménagement. « Mais vos vers sont idiots, mon pauvre garçon ! Idiots !… Est-ce que vraiment, vous ne vous rendez pas compte que c’est idiot ? »

Au Louvre, où elle m’emmenait assister aux cours de Pottier, elle arrachait des mains des autorités l’album de reproductions prêt à circuler dans l’assemblée, et les examinait tranquillement de ses yeux myopes pour rejeter ensuite cet album au commun des mortels, avec un regard écrasant.

Je l’ai vue pâlir devant telle commode ou tel fauteuil de style, s’arrêter dans les rues devant telle porte ancienne qui la bouleversait.

Elle avait mis sa passion, elle, dans l’art français, ne vivait depuis sa jeunesse, authentiquement pure, que pour se délecter de cet amour, en parler, en écrire, fin critique d’art qui maniait notre langue avec une rare élégance, et l’on vit bien, après la guerre, jusqu’à quelle grandeur elle poussait cette dilection, puisqu’elle préféra végéter presque dans la misère à Paris que retourner en Roumanie, où, de grande famille, elle eût touché les rentes que lui devait l’État roumain, pourvu qu’elle consentît à vivre dans son pays.