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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

je rôdais que je m’enivrais de ses vers jusqu’à l’intoxication. J’en écrivais moi-même plus que jamais.

Traînant ma peine le long de l’estuaire, seule, bien loin de la maison, je marchais des heures dans les galets, le sable et la vase de cette grève tous les jours changée.

Par une sorte d’instinct d’adaptation, muse que j’étais, et si sauvagement lyrique, j’avais adopté, littérature solitaire, une longue blouse de souple étoffe bleu-marine ouverte en carré, bordée aux manches et au cou de rouge. Un grand collier de baies de sorbier, ramassées dans le parc, corail fugace, complétait cet habillement hors l’époque, et j’allais pieds nus, sûre de n’être vue par personne, heureuse de sentir le vent plaquer contre mon corps cette robe qui, sans ceinture, constituait mon unique vêtement.

Tous les poèmes que j’ai écrits sur la mer, dans Occident, sont nés de ces journées errantes. Je trouvais tout naturel d’être ce que j’étais. On m’eût bien étonnée en me disant qu’il était au moins étrange d’être habillée de cette façon et d’arpenter éternellement cette grève, quand j’appartenais à ce milieu bien bourgeois, en somme, qui remplissait de sœurs, beaux-frères, parents, neveux, nièces et domestiques la grande maison où je rentrais pour les repas en famille et sagement dormir, les nuits, aux côtés de ma dévote sœur, dans notre chambre de jeunes filles. Mais l’incohérence qui régnait chez nous sous des dehors traditionnels permettait à chacun de suivre son humeur, et nul ne semblait même remarquer mes manières d’être particulières.


On préparait en ville des fêtes au Vieux Honfleur qui venait d’être fondé par le peintre Léon Leclerc. Je me mêlai d’organiser une conférence sur les écrivains honfleurais, et pris sur moi de la faire moi-même, bien que n’ayant jamais encore envisagé même l’idée de parler en public.

Hardiment j’écrivis à Cora Laparcerie, rencontrée dans les réunions poétiques de Paris, et la fis venir pour réciter des poèmes d’Henri de Régnier. Les allées et venues que comportaient ces préparatifs m’occupaient, m’obligeaient à quitter ma robe de rêve et à m’habiller en contemporaine pour enfourcher ma bicyclette. Je dus aussi préparer cette conférence.

La séance eut lieu le soir dans l’ancienne église Saint-