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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

gentilhomme calamistré, belle tête et vêtements extravagants, un prestidigitateur verbal qu’on écoutait sans songer à placer un mot, et qui ne remarqua même pas ma timide présence.

Dans la loge, je revis bien des fois Edmond Rostand. J’étais allée jusque chez lui porter un de ses livres, que je retournai prendre le lendemain. Il l’avait dédié à mon nom avec ces mots : « … qui est un grand poète. » Lui aussi me reparla plus tard de cette époque ancienne. « Vous étiez tellement curieuse, avec votre teint de petite miss, vos yeux déjà tragiques, et votre audacieuse timidité… »

Puisque j’avais mes entrées dans le théâtre, j’invitais ma famille à venir voir jouer Sarah Bernhardt, puis à la saluer dans sa loge. À ma sœur la future religieuse, que j’étais parvenue à convaincre de me suivre, elle dit, parlant de moi, maternelle et grave :

— C’est une enfant qui pense trop…

Elle admirait maman, cette mère de famille aux six jolies filles, savait qui nous étions ; mais, confondant tout, chaque fois qu’elle en parlait devant des gens, elle ne manquait pas de dire, avec une telle émotion qu’il m’était impossible de corriger :

— Cette pauvre femme qui est restée veuve toute jeune avec huit enfants…

Les à-peu-près de Sarah Bernhardt, tous ceux qui l’ont bien connue en ont à raconter. C’est une mine inépuisable. Elle avait également une façon à elle de parler de ses voyages.

— Je suis allée en landau voir la forêt vierge avec Mme Gérard. En abattant des branches à coups de hache, j’ai vu une bête qui faisait tsé, tsé, tsé… J’ai dit : « C’est un serpent à sonnettes. » Et ensuite je suis remontée en landau, et je suis rentrée avec Mme Gérard.

Très pratique, elle me conseillait :

— Je vous en parle par expérience, mon bébé ! Il n’y a rien de mieux que les souliers en or. Moi, je ne porte jamais que ça, à la ville et le soir. Je vous assure que vous devriez faire comme moi.

Ayant parcouru le monde entier, partout elle aura vécu dans des décors, et non dans la vie ; et, si invraisemblable que cela puisse paraître, assez inconsciente de sa divinité.