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REVUE DES DEUX MONDES.

À Paris, je retournai voir dans sa loge Sarah Bernhardt, qui, toujours affable pour ses milliers de visiteurs, fit semblant de me reconnaître. J’avais apporté le poème écrit la veille pour elle, et, justement, elle me permit de le lui dire, mais en tournant le dos, pendant qu’elle changerait de costume. Quand j’eus terminé :

— C’est bien, ça !… dit une douce voix d’homme.

Je me retournai. Debout dans sa robe dorée, Sarah Bernhardt souriait. À côté d’elle se tenait Edmond Rostand entré à pas de loup. Je restais ébahie. Rostand me demanda du geste mon poème, que je lui tendis, et il le relut à haute voix, avec ce grand art qui était le sien.

À partir de cette soirée, je fus une habituée de la loge divine. Sarah Bernhardt m’appelait « mon bébé ». Longtemps elle eut, accrochée au mur de cette loge, une grande aquarelle où j’avais représenté les différents masques de ses rôles pris dans les tentacules d’une gigantesque pieuvre, laquelle figurait son charme.

Elle me donnait des places pour ses pièces. C’est ainsi que, par la suite, je la vis plus de douze fois dans Hamlet, et c’est également ainsi que je rencontrai pour la première fois Eugène Fasquelle, qui devait devenir mon éditeur, et qui m’a rappelé bien souvent cette entrevue.

« Vous étiez assise par terre aux pieds de Sarah. Tout en vous tripotant les cheveux, elle me dit : « Fasquelle chéri, je vous présente un grand poète ! »

Elle avait un secrétaire nommé Pitou, personnage trapu, grimaçant, aux bras trop longs, « qui savait tout », disait-elle, et qu’elle traitait parfois d’étrange manière, car je la vis un soir lui jeter à la figure un verre d’orangeade qu’il venait de lui apporter, et qui n’était pas assez frais pour son goût. Il y avait aussi Dominga, l’habilleuse italienne ; Mlle Seylor toujours présente ; Mme de Najac, une vieille dame souriante, le jeune médecin grec, docteur Kaissarato ; et, naturellement, Georges Clairin, soupirant éternel.

Quand j’allais chez elle, en son hôtel du boulevard Péreire, la porte m’était ouverte par Émile, le domestique, qui, toujours, mâchait une bouchée de pain et de fromage.

À l’un des deux déjeuners auxquels, avant mon mariage, elle m’invita, je fus assise en face de Robert de Montesquiou,