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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

de campagne sont vides autour de moi. Seul le silence de l’immeuble où j’habite à Paris ou celui de la campagne m’entourent, et aussi le sommeil de ma chienne, allongée près du feu, celui de ma fidèle servante dans la chambre proche qu’elle occupe.

À Vasouÿ, noctambules tous les deux, mon père et moi faisions parfois ce que nous appelions « des parties d’aurore ».

Allongé dans la salle de billard, sa pipe à la bouche, il songeait ; moi, je lisais ou écrivais en fumant des cigarettes. Nous n’échangions pas une parole. Mais, quand la nuit se terminait, nous nous levions ensemble en silence, et sortions dans le parc pour voir se lever le soleil.

En temps ordinaire, à Vasouÿ, ne pouvant faire autrement, j’écrivais à la table de cette chambre que je partageais avec ma sœur Georgina, devant la fenêtre à petits carreaux. Protégée par son alcôve, elle ne souffrait pas de ma lampe, et s’endormait au grincement de la plume sur le papier. Comme à Paris, la maison ne semblait même plus respirer. Parfois ma grand-mère, qui logeait au-dessus, frappait des coups dans ses murs, ou parlait, ou traînait son lit. Puis tout retombait dans le sommeil. Et parfois aussi, pour ma terreur insurmontable, une chauve-souris, entrée par la cheminée comme il arrive souvent dans les maisons de campagne, tourbillonnait tout à coup autour de ma tête, circuits cotonneux et muets qui me retiraient le sang des veines comme s’il se fût agi de quelque fantôme volant.

Il m’arrivait aussi quelquefois de sortir à pas de loup de la chambre, de descendre l’escalier de même, et, sans me faire entendre de mon père qui veillait en bas, d’aller me promener dans le parc, pour le bonheur d’être seule avec la nuit. Je longeais l’étang noir où des lumières froides descendaient du ciel clair-obscur, où la source coulait, invisible, avec son bruit monotone. Et je vivais ainsi des instants selon moi-même, si semblables à mes poèmes que je n’éprouvais pas le besoin, en rentrant, de mettre en vers ce qui venait d’être plus beau que n’importe quels vers.


… Vasouÿ ! J’y aurai respiré les heures les plus parfaites, les plus ressemblantes de ma jeunesse.