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REVUE DES DEUX MONDES.

— Je lui montrerai de vos vers…, dit Ange Galdemar.


Je ne me rappelle pas comment ni exactement à quel moment de cette période je fus dirigée vers le salon de Mme de Heredia, rue de Balzac. Mais je retrouve les trois filles du poète devant mes yeux, belles comme un sonnet des Trophées, je revois le mouvement de ce salon plein d’allées et venues, l’entrée de Maurice Maindron, le regard de José-Maria de Heredia me félicitant de mes vers, et sa main traçant pour moi, sur son livre, une dédicace avec un paraphe magnifique ; et surtout j’entends, surprises au vol, ces paroles murmurées à ma mère par Mme de Heredia qui me regardait, assise à l’autre bout du salon :

— Elle est ravissante, votre fille. Et quel joli profil ! Et du talent, avec ça, paraît-il !

Était-ce possible ? Ce qui me suffoquait de plaisir, c’était « joli profil ». Je savais bien que je n’étais pas laide et que mes vers n’étaient pas mal. Mais « joli profil » !


À Paris, dormant, ainsi que ma sœur Georgina, dans la chambre de maman, exactement comme lorsque nous étions petites, pour ne pas les gêner, je m’installais le soir dans la salle à manger, ayant pris tout doucement l’habitude de me coucher très tard.

Je ne m’apercevais même pas que je suivais les traces de mon père. Plongée dans mes poèmes, je ne regardais pas l’heure. La maison reposait. Seul, dans son cabinet à côté, veillait mon père, plongé, lui, dans ses lectures favorites.

On m’avait donné, dans le bas du buffet, un coin pour ranger mes papiers et mon encre. Je ne demandais rien de plus. Les sœurs aînées, leurs maris et leurs enfants, souvent en séjour chez nous, occupaient les chambres, sauf la « chambre rouge » qui était celle de mon père, et la « chambre bleue » qui était celle de la belle Charlotte.

Je sentais le sommeil de toute cette famille autour de moi. Je n’en étais que plus éveillée, plus apte. À l’âge que j’ai maintenant, et me couchant chaque nuit, ou plutôt chaque matin, après des heures de travail, j’ai gardé ce sentiment d’être ranimée par le repos des autres. Mais ces autres ne sont plus les miens. Mon appartement ou ma maison