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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

nous connûmes aussi son fils, un garçonnet aussi beau qu’elle, puisqu’il était son portrait même.

Elle s’intéressait surtout à ma sœur Charlotte, peintre comme sa fille. Cependant, mes vers lui plurent, et, gentiment, elle m’emmena voir, au Gaulois, Arthur Meyer qu’elle connaissait fort bien. Un de mes sonnets, grâce à elle, fut publié dans le Gaulois. Mais le plus admirable fut que, m’ayant fait connaître l’un des rédacteurs, Ange Galdemar, celui-ci me promit de me présenter à Sarah Bernhardt.

Le grand jour arriva. C’était en matinée à la Renaissance. Sarah Bernhardt jouait Spiritisme de Victorien Sardou. Ange Galdemar nous attendait, maman et moi, à l’entrée des artistes. Nous n’étions pas dans la salle, et je ne vis jamais jouer cette pièce. Montées avec notre guide jusqu’à sa loge, nous attendîmes la sortie de scène de « la voix d’or ».

Mon cœur battait. Je songeais au temps déjà lointain où Sarah Bernhardt avait représenté pour moi l’inaccessible, et je soupçonnai, cet après-midi-là, ce que l’existence ne devait plus cesser de me confirmer : l’impolitesse du destin.

En retard ! Quelques années plus tôt, cette présentation eût été l’événement même de ma vie. Faut-il que les choses qu’on a le plus désirées vous soient toujours servies comme un plat refroidi qui n’est presque plus bon à manger…

Tout à coup des portes battirent, les quelques personnes présentes se levèrent comme au garde-à-vous, et Sarah Bernhardt entra, toute haletante et les cheveux versés en tempête sur le côté. Avant de se tourner vers Galdemar et nous, elle fit signe à quelqu’un qui restait à la porte, et je vis apparaître une nourrice à rubans portant un bébé sur son bras. Sarah Bernhardt fit à ce poupon, dont elle était la marraine, des petites grimaces en secouant la tête.

— Mauricette !… Ma petite Mauricette !…

Et le poupon, la bouche en biais, se mit à hurler.

— N’insistons pas ! dit-elle en riant.

Puis elle s’informa longuement, près de la nounou, de la santé de ce maillot, avec un intérêt qui semblait passionné.

Enfin, ce fut notre tour. Galdemar nous présenta. Sourires affables, poignées de mains. C’était fini. Le peintre Clairin ouvrait, dans un coin, ses grands bons yeux aimables. Nous sortîmes.