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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

brûlante, musicale, charmait tous ceux qui l’entendaient. Elle appartenait encore à la Comédie-Française.

En l’écoutant dire mes strophes, je croyais rêver. Le poème lui-même passa, du reste, inaperçu, parmi beaucoup d’autres récitations de poètes en vogue. Mais j’avais fait la connaissance de mon interprète.

J’ai gardé dans mon souvenir la très nette image de ce mince croissant de lune : Marguerite Moreno. Avec son long visage pâle, ses magnifiques yeux noirs, son pesant chignon roux tombé sur la nuque, un peu dégingandée, et simple jusqu’à une espèce de godicherie, elle avait l’air d’une grande pensionnaire.

Elle me reçut au domicile qu’elle partageait avec Marcel Schwob. Je vis, enfoncé dans son fauteuil, un être étrange, maladif, qui me donna l’impression d’appartenir à une autre planète. Il prit le cahier que j’avais apporté, lut, et, tout haut, répéta ce vers d’un de mes poèmes adressé à la mort :

Ô toi la fiancée éternelle et sans joues.

— C’est beau, ça ! dit-il. Vous avez beaucoup cultivé Baudelaire, je vois.

Et je n’en avais jamais lu la moindre ligne !

En rentrant chez moi, je cherchai Baudelaire dans les bibliothèques. N’ayant rien trouvé, le lendemain j’achetai les Fleurs du Mal, et me plongeai dans ce bain nouveau de poésie. Huit jours plus tard, je savais déjà par cœur trois ou quatre poèmes des Fleurs du Mal. Je me gorgeais avec délices, comme on pense, de cette sombre inspiration qui répondait si bien à mon angoisse originelle.

Étant allée voir Moreno à la Comédie même, en pleine répétition d’une pièce de Jean Richepin, je fis un second article pour la Fronde. De l’argent que je reçus, j’achetai, je crois, des livres. Quoi qu’il en soit, je fus invitée, avec toutes les collaboratrices, à la première soirée que donnait la direction, et déclarai que j’irais certainement. Mais je n’avais pas de robe de soirée ! Ma sœur Charlotte me prêta la sienne, satin bleu pâle, dentelle et grand décolleté.

À la soirée de la Fronde, entourée dès mon entrée par un tourbillon d’hommes de tous âges, je me sentis presque épou-