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REVUE DES DEUX MONDES.

m’y prendre. Et, quelques jours plus tard, invitée à passer à un bureau qui était la caisse, je reçus, bien plus surprise encore, la somme de trente francs.

Mon premier argent gagné ! Au lieu d’en être satisfaite, je fus scandalisée. Je n’arrivais pas à comprendre qu’un travail de l’esprit pût se métamorphoser en trois pièces d’or. Il est vrai que l’époque de ma jeunesse ne ressemblait en rien à celle où nous sommes arrivés. Toucher de l’argent me semblait une sorte de déshonneur, et bien des années durent passer avant mon entrée définitive dans le rythme « vente et achat », qui, de nos jours, assimile la littérature, voire la poésie, à n’importe quelle autre denrée.

Je n’osai pas raconter à mon père que j’avais reçu ces trois louis. Le lendemain même, je courus les dépenser, et ce que j’achetai fut une ridicule paire d’anneaux d’or pour lesquels je me fis, par le marchand même, percer les oreilles.

Je revins à la maison, très fière d’arborer ma parure neuve, qui ne fit pas long feu, d’ailleurs. J’avais l’air d’une Orientale ; c’était tout ce que je souhaitais. Le mot Orient, à cette époque, équivalait dans mon esprit au mot fabuleux. Il me semblait que, dans des pays si lointains, on ne devait vivre que comme au temps de Ninive et de Babylone, et que rien n’y rappelait la modernité.


Ma sœur Charlotte, à cette époque, voyait beaucoup d’amis à elle que nous, les deux autres, ne connaissions pas ; car toutes trois, dégagées de toute autorité familiale, nous avions décidé tout à coup que nous sortirions seules, désormais. Ainsi libérées, l’une évoluait dans le monde pictural, l’autre dans le monde religieux, et la troisième dans le monde littéraire.

Donc, ayant retrouvé, dans quelque salon, Henri Letellier, dont la famille, au temps de Honfleur, avait été liée avec la nôtre, Charlotte lui donna l’un de mes poèmes pour être lu pendant une fête, dans la salle du Journal à ses débuts, et ce fut Marguerite Moreno que l’on choisit pour cette lecture.

À cette époque, elle était (et l’est restée) la plus belle diseuse de vers de Paris. On l’avait applaudie dans des pièces que le gros public connaissait peu. Cependant sa réputation d’interprète des poètes était grande, et sa voix raffinée,