Page:Delarue-Mardrus - Mes mémoires, 1938.pdf/13

Cette page a été validée par deux contributeurs.
81
SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

J’étais heureuse de connaître une sœur poète, qui, parallèlement, brillait par la conversation la plus éblouissante. Éloquence, intelligence, coup d’œil d’aigle sur la politique du monde entier, elle avait déjà tout cela, qui ne fit que s’amplifier avec les années. Elle aussi lut mes vers, et les aima jusqu’à décider d’en faire la préface, si je trouvais un éditeur.

Mais il n’était guère question d’une chose pareille dans un milieu comme le mien. Entraînée tout à coup d’un salon à l’autre, je sortais trop souvent au gré de mon père, qui commençait à froncer le sourcil, disant « que je faisais du cabotinage ».

Des thés poétiques s’organisaient de tous côtés. Je me trouvai en contact avec tout un monde ignoré. Auguste Dorchain, Jean Rameau, le comte de Pomairols, d’autres poètes, connus et inconnus, récitaient leurs vers à tour de rôle.

Ce fut au sein d’un de ces tournois que je vis pour la première fois la comtesse de Noailles, qui venait de se marier. Fragile idole tout en ivoire, vêtue d’une robe aux plis grecs, son grand œil d’un vert foncé dévorait un profil pâle, régulier comme un camée. Elle récitait ses vers d’une voix blanche, la tête renversée et serrant les paupières. On l’entourait déjà comme une divinité, bien que son premier livre, le Cœur innombrable, ne fût pas encore paru. Mais elle réservait, ce jour-là, tous ses tourbillons au seul Izoulet, philosophe à la mode.


À « LA FRONDE »


Entre temps, lancée à présent dans ce milieu de lettres, je fus présentée à Marguerite Durand, qui venait de fonder la Fronde.

Audacieuse comme je le devenais en dépit de ma malheureuse timidité, plutôt inconsciente, peut-être, je lui portai à tout hasard un article, et, pour ma surprise, elle le fit paraître. Je racontais une récitation, dans un petit théâtre, des vers d’Hélène Vacaresco par Blanche Dufrêne, jeune actrice de la troupe de Sarah Bernhardt. On me donna les épreuves à corriger, grand embarras pour moi. Daniel Lesueur, qui corrigeait les siennes dans le bureau de la rédaction où l’on m’avait introduite, me montra succinctement comment

TOME XLIV. — 1938.                                                                                6