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REVUE DES DEUX MONDES.

instinct qui me disait que j’étais née pour être un poète, et pas n’importe quel poète.

Il m’est difficile d’exprimer ce que je sentais. J’acceptais ma destinée et ce qu’elle comportait de flatteur sans aucune sorte de vanité, mais plutôt comme une chose fatale et dont je n’étais pas responsable. Je puis même dire qu’une espèce d’angoisse me venait, si timide et sans défense, d’avoir été choisie pour être ce poète.

J’ai bien souvent pensé, depuis la découverte de Branly, que les cerveaux des êtres sont des antennes et que la vie n’est pas autre chose qu’une série d’ondes passant par cet appareil plus ou moins sensible. Nos pensées seraient donc, non pas sorties de nous, mais, au contraire, entrées en nous comme le courant qui fait chanter ou parler le poste. Mais, bon ou mauvais, l’appareil se casse un jour, et c’est la mort…

Perfectionnées par des générations diverses, j’ai reçu en partage de vibrantes antennes, lesquelles, dès mon plus bas âge, n’ont pas cessé de capter les ondes qui passaient. Ce n’est pas de ma faute, et je n’en ai nul orgueil. Les mots ne viennent pas à mon aide. Indifférence n’est pas exact, et modestie non plus. C’est autre chose.

Dégagée, presque étrangère, les succès littéraires que j’ai pu avoir dans ma carrière, je les ai aimés, certes, mais c’est principalement à cause de l’échange qu’ils m’ont permis avec d’autres sensibilités. Ils furent comme une multiple réponse à des lettres fébrilement adressées à la foule de mes lecteurs. Cependant, c’est ma prose qui connut un tel bonheur, alors que mes vers sont restés presque dans l’ombre. Et c’était dans mes vers que je donnais vraiment mon âme. Car ma poésie seule m’explique et me justifie. Mais, sauf un cercle restreint d’amis qui l’aiment, le destin n’a pas voulu qu’elle fût connue de tous.

Orgueilleuse ? Je n’ai pas oublié, ne pourrai jamais oublier, en dépit des apparences, que je fus l’enfant simple à laquelle il était inutile, au catéchisme, de poser aucune question.


Chez Sully Prudhomme, en même temps que la jeune Marguerite Comert qu’il admirait beaucoup, j’avais entrevu Hélène Vacaresco. Bientôt elle me priait à l’une de ses réunions littéraires.