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SOUVENIRS LITTÉRAIRES.

qui m’impressionnait. Du reste il avait fini par renoncer à faire lui-même des vers. « Quand il y a les vôtres !… » disait-il d’un air morose.

Nous allions à ce moment au Palais de Glace. Il venait nous y rejoindre, et, tout en patinant, semblait me reprocher chacune de mes tendances. Il me faisait l’effet d’une sorte de mentor, m’ennuyait souvent, et pourtant je tenais à lui, sentant tout ce qu’il attendait de ma poésie et de moi-même.

Il vint à Honfleur quand la saison y fut, et se déclara mon fiancé. Cependant, je ne m’imaginais pas épousant ce camarade sans frisson.

Sentant qu’il m’aimait à sa manière, je m’amusais cruellement à lui dire tout ce que je savais lui déplaire, et les flèches ironiques, que je lançais fort bien quand je voulais, le blessèrent plus d’une fois dans sa sensibilité si particulière.

Chez les parents de mon nouveau fiancé, j’avais fait la connaissance d’une jeune femme, et, chez cette jeune femme, Lazare Weiller m’ayant entendue dire des vers :

— Il faut absolument que je vous donne un mot pour Sully Prudhomme ! Vous l’intéresseriez tellement !

Je ne demandais pas mieux. Je savais fort bien, maintenant, n’avoir plus à craindre un jugement à la François Coppée.

Sully Prudhomme me reçut, conduite par maman, dans son salon désuet, plein de jeunes littérateurs, dont Albert Samain, encore inconnu. Par les soins de Lazare Weiller, le vieux maître avait déjà lu de mes vers avant cette rencontre. Sa surprise en me voyant fut comme ingénue, tant il poussa d’exclamations.

— C’est cette petite fille-là qui fait ces vers d’homme ?

Aussi intimidée que moi, maman ne répondait rien ; moi, je balbutiai quelques mots. Du fond de son fauteuil, le poète, prenant à témoin ses hôtes :

— Regardez ce visage ! Regardez ces yeux ! Et vous avez entendu cette voix, cette musique ?… Eh bien ! je vais vous lire un des poèmes de cette enfant !

Il m’appela par la suite, « un phénomène ».

J’étais heureuse, mais, chose curieuse, pas plus étonnée que ça. Ces louanges ne faisaient que corroborer un sourd