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REVUE DES DEUX MONDES.

ses suprêmes heures, alors que je ne devinais nullement sa disparition presque accomplie.

Disparate sans m’en douter au milieu du mouvement général dit « fin de siècle », je faisais, d’un romantisme déjà reculé du côté de l’oubli, ma respiration quotidienne, mon actualité.

Je ne vivais, si l’on peut dire, qu’en vers, et le plus naturellement du monde. Les événements de l’existence ordinaire passaient sans m’atteindre, sinon pour gêner ma vie intérieure faite de rêves poétiques, d’appels à l’amour et d’étude solitaire.

Maintenant que nulle contrainte ne m’y forçait, je me plongeais de plus en plus dans le travail. En même temps curieuse des plaisirs que je pressentais et dévorée d’intellectualité, paradoxalement je fus, à cette époque, à la fois l’enamourée qui fait signe à des voluptés inconnues, et le bénédictin qui se penche sur les textes les plus austères.

La grammaire latine, la grammaire grecque, la philosophie, l’art héraldique, Platon, le Manuel d’Épictète, les Ennéades de Plotin, les tragiques grecs, Aristote, les philosophes allemands, le Lao-Tseu, que sais-je encore ? Tout, jusqu’à la scolastique, entre vingt et vingt-cinq ans, j’aurai pâli sur ce qui existe de plus grave ou de plus rébarbatif, pour rien, simplement par instinct de jeter du grain sous la meule, ou plutôt, peut-être, pour obéir aux atavismes reçus comme y obéirent de leur côté mes sœurs, ainsi que je l’ai dit.

Quelquefois on me demande :

— Mais comment savez-vous ça ?

Je sais ça, vestiges parmi les vastes démolitions de l’oubli, parce que, jeune fille, je l’ai pioché pour mon sombre plaisir, entre deux poèmes fiévreusement écrits ou deux rêves sensuellement rêvés… et je pourrais ajouter entre deux parties de jeu gaminement jouées avec mes neveux et nièces.


DE SULLY PRUD’HOMME À ANNA DE NOAILLES


À Paris, je revoyais Gaston de B…, sévère compagnon auquel je prêtais maintenant mes cahiers de vers, suprême marque de confiance, et qui me les rendait sans rien dire, étant d’une nature nordique assez glaciale, mais me récitait parfois mes propres strophes avec une exaltation contenue