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LE PAIN BLANC

mère. Au bout de chaque bourrade venait la phrase nouvelle qui reparaissait comme les tics du visage :

— Tiens !… Tu ressembles à ton père !

Sans le savoir, la malheureuse gamine, pendant cette période, emmagasina, dans sa mémoire enfantine, des observations de neurologue.

Le matin, au fond de son lit, elle écoutait sa mère se lever dans la chambre voisine. Jusqu’à sa mort, elle devait, désormais, reconnaître ce petit signe subtil, impressionnant, et qui ne trompe pas, ce petit signe qui est le pas du névropathe.

Est-ce un homme, est-ce une femme qui marche dans la pièce à côté ? Je ne sais pas. Mais je sais que cet être est atteint de névropathie. Les deux pieds n’avancent pas selon le même rythme. Le coup sourd qu’ils produisent est inégal, indiquant le déséquilibre fondamental de la personne qui piétine ainsi.

Mauvaise mesure, pénible à l’oreille, coup sourd des névropathes, pas qui vous marche sur le cœur !…

Il y avait certains clignements des paupières, certaines nervosités des lèvres, certains soupirs trop de fois répétés, auxquels la petite ne se trompait plus. « Ça va mal aller aujourd’hui !… »

Certes !

Torturante et torturée…

— Pourquoi me regardes-tu comme ça ? Naturellement, tu trouves que je ne m’occupe pas de toi ! Comme si je n’avais pas assez de cet emménagement à faire, de ces agences à consulter, du souci de tes frères, sans compter tout ce que je garde pour moi ? Au lieu de traîner comme une âme en peine, si tu essayais de faire quelque chose, d’étudier ton piano, par exemple, en attendant que je te trouve un cours ?… Ce n’est pas la peine que je t’aie commencée de si bonne heure, si tu dois perdre tout ce que tu sais !

Subitement, elle éclatait en sanglots.

Oh !… j’en ai assez de tout ça !…

La crise de nerfs éclatait, épouvantant la fillette et les deux domestiques accourues. Et, pendant la prostration qui suivait, la petite Élise, prise de remords, se disait naïvement que tout était de sa faute.

Ce fut ainsi que, le cœur serré, pleine de tristesse et de bonne