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LE PAIN BLANC

« Mais, je te l’ai dit souvent, je te le répète aujourd’hui plus gravement, je te l’affirme, en médecin, tu es une malheureuse malade, une névropathe, donc torturée et torturante, un être près de qui, désormais, je n’ai plus rien à faire.

« Ne crois pas que je t’accuse, ma pauvre chérie. Je suis sans doute beaucoup plus coupable que toi. Ma première faute a été de t’épouser, malgré mon instinct qui m’avertissait si bien. Ensuite, j’ai eu le tort de laisser tous les jours empirer ton mal, sans employer les moyens violents qui t’eussent guérie, peut-être. Pardonne-moi. Mais il t’eût fallu des coups, ma chérie. Et moi je suis trop doux, trop faible (oh ! si faible !…) pour avoir jamais pu songer à de pareils gestes en face de ton infernale humeur.

« Ta jalousie morbide, injustifiée, ridicule, est la forme la plus évidente de ta maladie. Car moi je suis né pour le foyer, la tranquillité, la vie de famille, les joies à la maison. Tu m’en as donné quelques, trop rares. Et je puis te jurer ici que jamais je n’aurai eu de plus grand, de plus émouvant plaisir qu’à t’entendre chanter, chère grande voix inoubliable. Je puis te jurer aussi que c’est avec un déchirement horrible que je me dis que je ne t’entendrai plus…

« Mais voilà ! La mesure est comble. Je ne peux plus, maintenant que je me sens dégagé de mes devoirs de pourvoyeur, je ne peux plus supporter un jour de plus cette vie détraquée, bousculée, ahurie de cris, de soupçons, de méchanceté.

« Je dis bien méchanceté, Marcelle. La jalousie de ceux de ta sorte, qui pourrait sembler une preuve d’amour, est (j’ai eu le temps d’y réfléchir et d’étudier la question depuis dix-huit ans), est, je l’affirme, une forme de haine larvée.

« À présent que je ne serai plus là, libérée que te voilà de tout souci matériel, j’espère que tu vas enfin consentir à vivre, délivrée de ton absorbante et funeste occupation quotidienne, consentir à te guérir, pour tout dire.

« Retourne à ta musique, Marcelle, retourne à ton intérieur toujours délaissé, retourne à tes enfants qui ont tant besoin de toi. Tâche de transformer tes énergies, veille sur tes garçons qui ne sont pas dans la bonne voie, contre lesquels ma faiblesse maudite n’a rien pu non plus. Penche-toi vers notre douce et ravis-