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la mère et le fils

La mère Lénin, qui écoutait les autres se disputer en riant, s’arracha pour répondre :

— Écuyère ? Je l’étais autrefois. À présent, je suis jongleuse.

Irénée savait déjà ce que cela signifie.

— Quoi de cassé ?… demanda-t-il.

Et, très simplement, elle répondit :

— Tout.

Il la laissa raconter longuement ses accidents variés. Puis :

— Et votre mari ?

— Mon mari ?… Il fait le trapèze volant avec l’aînée, et le speaker avec les comiques.

— Ah ! oui !… Sous d’autres noms ?… Et votre seconde fille ?

— Oh ! elle, elle commence aussi le fil de fer. Mais on a tant de mal à la faire travailler ! Si je vous disais qu’elle a encore peur à cheval ! C’est une honte ! Heureusement qu’il y a sa sœur… Ah ! si le père n’était pas là, on n’aurait jamais rien fait de ces deux gamines-là. Marie a peur de tout, comme je vous le dis, et Germaine est paresseuse. Mais y a le papa… N’est-ce pas, les filles ?

Les sœurs jetèrent ensemble un coup d’œil vers leur père, qui, dans le couloir, fumait en parlant très fort. L’expression de Germaine, l’aînée, rancune et terreur ; l’expression de Marie, la seconde, terreur tout court.

Germaine avait les yeux plus enfoncés encore que sa cadette, et cette sorte de crispation des traits qui vieillit vite les femmes de cirque. Elle eut un geste révolté des épaules.

— Ah, oui, papa !… Quand il fait des miracles, on s’en aperçoit !

La mère la foudroya, tout en la poussant brutalement. Elle se tut. Une gêne passa.

— Si on mangeait ?… dit la mère pour couper court.

Et quand elles eurent pris leur panier dans le filet, l’odeur de leurs victuailles remplit le compartiment.

Irénée s’était levé, comme l’Anglais, pour les aider. Il sortit dans le couloir afin de les laisser déjeuner plus à l’aise,