Page:Delarue-Madrus - Comme tout le monde.djvu/327

Cette page a été validée par deux contributeurs.
315
Comme tout le monde

une chose jamais soupçonnée auparavant : elle était une femme heureuse.

En ces deux heures, elle avait appris que perdre un enfant n’est pas tout le malheur du monde, et que ce deuil serait presque supportable s’il ne s’y mêlait la misère et le déshonneur. Elle voyait devant ses yeux passer le tableau d’une mère, d’une petite femme en noir, appuyée contre le cercueil de son fils, de la même façon qu’Isabelle s’était appuyée contre le cercueil du petit lion. Mais, en face de cette femme, pleuraient de faim deux grelottantes petites filles aux yeux bleus, et il n’y avait pas de pain dans la maison. À côté d’elle son mari, son homme, celui qu’elle aimait et qui l’aimait, proférait des outrages contre la vie, contre le bien-être des autres. Et cette femme savait que ce mari devenait fou, qu’il allait commettre de l’irréparable, qu’il volerait dans la caisse de son patron pour ne plus voir pleurer et grelotter ses deux gamines affamées.

… Le cercueil est là, dans la pauvre chambre ; et, dans l’escalier, il y a l’huissier. — La saisie, l’expulsion, la perte d’une humble place de comptable qui ne suffit même pas pour vivre, tout cela guette derrière la porte, hydre invisible… L’enfant mort s’en va dans la fosse commune… La lutte désespérée du père et de la mère continue quelque