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Comme tout le monde

les mains sur les genoux, il regardait devant lui dans le vide, comme s’il n’entendait même pas tout ce que sa femme lui dégoisait de désagréable.

Isabelle, toute à sa période, ne remarquait rien. Sa voix monotone enchaînait les unes aux autres les plaintes familières, les fades insultes de tous les jours.

Assise déjà dans le lit, elle s’étonna pourtant, au bout de quelques minutes, du silence de son mari. Toute crispée, hargneuse, prête à relever vertement ce qu’il allait certainement répondre, elle se pencha pour le regarder.

Alors elle vit, à la lueur de la bougie, comme la lassitude détendait la physionomie banale, comme les yeux verdâtres stagnaient. Elle allait, cette lassitude, presque jusqu’à la tristesse, et la tristesse est un ennoblissement. Alors, le visage coutumier lui parut tout à coup très pitoyable. Et son cœur se serra.

Immobile et muet sur sa chaise, Léon Chardier, courbé sous la mauvaise humeur de sa femme, ne voyait pas qu’elle le regardait. Il attendait avec résignation la fin de la scène. Et voici que, dans cet insolite silence, il était soudain pareil à l’autre Léon Chardier, le petit lion grondé de jadis, le petit lion méconnu, qui, depuis presque trois ans, dormait à jamais sous la terre.