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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

J’ajoute ceci aujourd’hui que j’ai acquis, depuis le jour où furent écrites ces réflexions, huit années d’expérience. Il est bon et à propos d'écrire les idées quand elles viennent, même si vous n'êtes pas occupé d’un travail suivi pour lequel ces idées puissent venir à propos. Mais toutes ces réflexions prennent la forme du moment. Le jour où elles peuvent s’utiliser dans un travail d’une certaine étendue, il faut se garder d’avoir trop d'égard à la forme qu’on leur a donnée dans le premier moment. On sent le placage dans les ouvrages médiocres. Voltaire devait noter ses idées. Son secrétaire le dit. Pascal nous en laisse la preuve dans ses Pensées, qui sont des matériaux pour un ouvrage. Mais ces hommes-là, en recueillant la matière dans le creuset, rencontraient la forme qu’ils pouvaient et se livraient avant tout à la suite des idées plutôt qu'à leur forme, et ne s’imposaient pas, à coup sûr, le fastidieux travail de retrouver celles qu’ils avaient notées, ou de les enchâsser dans la forme qu’ils leur ont donnée d’abord. Il ne faut pas être trop difficile. Tout homme de talent qui compose ne doit pas se traiter en ennemi. Il doit supposer que ce que son inspiration lui a fourni a sa valeur. L’homme qui relit et qui tient la plume pour se corriger est plus ou moins un autre homme que celui du premier jet. Il y a deux choses que l’expérience doit apprendre ; la première, c’est qu’il faut beaucoup corriger ; la seconde, c’est qu’il ne faut pas trop corriger.