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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

des hommes célèbres qui, les premiers, ont écrit ou peint, ou produit chez elle des ouvrages dans quelque genre que ce soit. Si Shakespeare était né à Gonesse, au lieu de naître à Strafford-sur-Avon, à une époque de notre histoire où l’on n’avait pas eu encore ni Rabelais, ni Montaigne, ni Malherbe, ni, à bien plus forte raison, Corneille, on eût vu se produire dans notre pays non seulement un autre théâtre (voir en Espagne Calderon), mais encore une autre littérature. Que le caractère anglais ait ajouté à de semblables ouvrages quelque chose de sa rudesse, je le croirai sans peine ; quant à cette prétendue barbarie que les Anglais ont montrée à certaines époques de leur histoire et qu’on donne pour une des causes de la pente de Shakespeare à ensanglanter la scène outre mesure, je ne crois pas, en interrogeant bien nos annales, que nous en devions beaucoup, en fait de cruauté, à nos voisins les Anglais, ni que les tragédies en action qui ont jeté une teinte si sombre, notamment sur les règnes des Valois, aient pu nous donner une éducation propre à adoucir les mœurs ni la littérature.

Pour avoir banni les massacres de notre scène, laquelle n’a commencé à briller qu'à une époque plus radoucie, notre nation n’en est pas plus humaine dans son histoire que la nation anglaise ; des époques récentes et de redoutable mémoire ont montré que le barbare et même le sauvage vivaient toujours dans l’homme civilisé, et que la gaieté dans les ouvrages de l’esprit pouvait se rencontrer avec des mœurs pas-