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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

son public. Quand il avait produit à la représentation l’effet qu’il s’était promis, quand la galerie surtout était satisfaite, il est probable qu’il ne s’inquiétait plus de l’opinion des puristes ; d’abord, la grande majorité de ce public ne savait pas lire, et eût-il pu lire, en aurait-il eu le loisir, attendu qu’il se composait ou de jeunes fats de la cour, plus occupés de leurs plaisirs que de littérature, ou de marchands de marée, peu disposés à éplucher les beautés littéraires ?

Qui sait ce que devenait le manuscrit, le canevas sur lequel l’auteur avait monté sa pièce, et dont les bribes, distribuées aux acteurs pour apprendre leurs rôles, devenaient ce qu’elles pouvaient et étaient recueillies au hasard par de faméliques imprimeurs, avec toute licence de les accommoder à leur guise ou de suppléer aux lacunes ? Ne semble-t-il pas que ces pièces pleines de fantaisie, — je parle de ce que Shakespeare intitule des comédies, — ou que ces drames à effet, tantôt lugubres, tantôt grotesques, ces tragédies, où les héros, et les valets se trouvent confondus et parlent chacun leur langage, dont l’action, capricieusement conduite, se passe dans vingt lieux à la fois ou embrasse un espace de temps illimité, ne semble-t-il pas, dis-je, que de telles œuvres, avec leurs beautés et leurs défauts, ne doivent plaire qu’aux adeptes capricieux et ne peuvent attacher qu’une nation plus frivole que réfléchie ?

Pour ma part, je crois que le goût, que le tour d’esprit d’une nation dépend étrangement de celui