Page:Delacroix - Journal, t. 3, éd. Flat et Piot, 3e éd.djvu/394

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
380
JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

même à une fable, qui la fera ressortir avec plus de succès que celui qui a disposé à l’avance toutes les parties de la composition, de telle sorte que le spectateur ou le lecteur soit amené sans s’en apercevoir à en être saisi et charmé ? Que trouvè-je dans un grand nombre d’ouvrages modernes ? Une énumération[1] de tout ce qu’il faut présenter au lecteur, surtout celle des objets matériels, des peintures minutieuses de personnages, qui ne se peignent pas eux-mêmes par leurs actions. Je crois voir ces chantiers de construction où chacune des pierres taillées à part s’offre à ma vue, mais sans rapport à sa place dans l’ensemble du monument. Je les détaille l’une après l’autre au lieu de voir une voûte, une galerie, bien plus un palais tout entier dans lequel corniches, colonnes, chapiteaux, statues même, ne forment qu’un ensemble ou grandiose ou simplement agréable, mais où toutes les parties sont fondues et coordonnées par un art intelligent.

Dans la plupart des compositions modernes, je vois l’auteur appliqué à décrire avec le même soin un personnage accessoire et les personnages qui doivent occuper le devant de la scène. Il s'épuise à me montrer sous toutes ses faces le subalterne qui ne paraît qu’un instant, et l’esprit s’y attache comme au héros

  1. « Ce qui fait l’infériorité de la littérature moderne, dit-il un peu plus loin, c’est la prétention de tout rendre : l’ensemble disparait noyé dans les détails, et l’ennui en est la conséquence. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 408.)