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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

sur sa vertu, sur son dévouement à ses semblables, ou parle le langage d’un thaumaturge inspiré ; je citerais cent exemples de cette déception du lecteur.

— Le jeune Armstrong venu ; il m’a parlé de Turner[1], qui a laissé cent mille livres sterling pour fonder une retraite pour les artistes pauvres ou infirmes ; il vivait avaricieusement avec une vieille servante. Je me rappelle l’avoir reçu chez moi une seule fois, quand je demeurais au quai Voltaire ; il me fit une médiocre impression ; il avait l’air d’un fermier anglais : habit noir assez grossier, gros souliers et mine dure et froide.

31 mars. — Je vais mieux : j’ai repris mon travail. M… venue vers quatre heures voir mes tableaux ; elle m’engage à venir lundi pour entendre Gounod. Elle avait un châle vert qui lui nuisait horriblement, et cependant elle conserve son charme. L’esprit fait beaucoup en amour ; on pourrait devenir amoureux de cette femme-là, qui n’est plus jeune, qui n’est point jolie et qui est sans fraîcheur. Singulier sentiment que celui-là ! Ce qui est au fond de tout cela est toujours la possession, mais la possession de quoi, dans une femme qui n’est pas jolie ? Celle de ce corps qui n’a rien d’agréable ? Car, si c’est de l’esprit qu’on est amoureux, on en jouit tout autant sans posséder ce corps sans

  1. Delacroix, lors de son premier voyage en Angleterre (1825), considérait Turner (1775-1851) comme un véritable réformateur. (Voir t. I, p. 39, en note.)