des leurs nous laisseraient froids. L’indigence de nos poètes nous prive de tragédies faites pour nous ; il nous manque des génies originaux[1]. On n’a encore rien imaginé que l’imitation de Shakespeare mêlée à ce que nous appelons des mélodrames ; mais Shakespeare est trop individuel, ses beautés et ses exubérances tiennent trop à une nature originale pour que nous puissions en être complètement satisfaits quand on vient faire à notre usage du Shakespeare. C’est un homme à qui on ne peut rien dérober, comme il ne faut rien lui retrancher. Non seulement il a un génie propre à qui rien ne ressemble, mais il est Anglais, ses beautés sont plus belles pour les Anglais, et ses défauts n’en sont peut-être pas aux yeux de ses compatriotes. Ils en étaient encore bien moins pour ses contemporains. Ils étaient ravis de ce qui nous choque : les beautés de tous les temps qui brillent çà et là n'étaient probablement pas ce qui faisait battre des mains à la galerie d’en haut, celle que fréquentaient les matelots et les marchands de
- ↑ Du livre déjà cité sur Delacroix nous détachons ce passage écrit par le maître sous la rubrique De l’art ancien et de l’art moderne : « Le goût de l’archaïsme est pernicieux. C’est lui qui persuade à mille artistes qu’on peut reproduire une forme épuisée ou sans rapport à nos mœurs du moment. Il est impardonnable de chercher le beau à la manière de Raphaël ou du Dante. Ni l’un ni l’autre, s’il était possible qu’ils revinssent au monde, ne présenterait les mêmes caractères dans son talent… Libre à ceux qui imitent aujourd’hui le style de Raphaël de se croire des Raphaëls. Ce que l’on peut singer, c’est l’invention, c’est la variété des caractères ; et ce qu’un homme inspire seul peut faire, c’est de marquer de son style particulier ses ouvrages inspirés. » (Eugène Delacroix, sa vie et ses œuvres, p. 409.)