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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

recherchent cette sécheresse primitive toute naturelle dans des écoles qui s’essayent et qui sortent de sources presque barbares, sont comme des hommes faits qui, pour se donner un air naïf, imiteraient le parler et les gestes de l’enfance. Cette largeur du Titien, qui est la fin de la peinture, est aussi éloignée de la sécheresse des premiers peintres que de l’abus monstrueux de la touche et de la manière lâche des peintres de la décadence de l’art. L’antique est ainsi.

J’ai sous les yeux maintenant les expressions de l’admiration de quelques-uns de ses contemporains. Leurs éloges ont quelque chose d’incroyable : que devaient être en effet ces prodigieux ouvrages dans lesquels aucune partie ne portait de traces de négligence, mais dans lesquels, au contraire, la finesse de la touche, le fondu, la vérité et l'éclat incroyable des teintes étaient dans toute leur fraîcheur, et auxquelles le temps ni les accidents inévitables n’avaient encore rien enlevé ! Arétin[1], dans un dialogue instructif sur les peintures de ce temps, après avoir détaillé

  1. Dans son éloge de Venise, l’Arétin écrit : « Jamais, depuis que Dieu l’a fait, ce ciel n’a été embelli d’une si charmante peinture d’ombres et de lumières. L’air était tel que le voudraient faire ceux qui portent envie à Titien, parce qu’ils ne peuvent être Titien… Oh ! les beaux coups de pinceau qui, de ce côté, coloraient l’air et le faisaient reculer derrière les palais, comme le pratique Titien dans ses paysages ! En certaines parties apparaissait un vert azuré, en d’autres un azur verdi, véritablement mélangés par la capricieuse invention de la nature, maîtresse des maîtres. C’est elle ici qui, avec des teintes claires ou obscures, noyait ou modelait des formes selon son idée. Et moi qui sait comme votre pinceau est l'âme de votre âme, je m'écriai trois ou quatre fois : Titien, où êtes-vous ? »