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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

Le lendemain dimanche, chez Tattet[1]. Membrée[2] a chanté des morceaux de sa composition ; celui des Étudiants serait mauvais, même avec la plus belle musique. C’est un petit opéra sans récitatif, c’est-à-dire que le récit et le chant ne font qu’un ; c’est fatigant pour l’esprit, qui n’est ni au récit ni à la musique, tout en courant à chaque instant après l’un et l’autre. Nouvelle preuve qu’il ne faut pas sortir des lois qui ont été trouvées au commencement sur tous les arts. Racontez ce qu’il vous plaira avec les récitatifs, mais avec le chant ne faites chanter que la passion, sur des paroles que mon esprit devine avant que vous les disiez.

Il ne faut point partager l’attention : les beaux vers sont à leur place dans la tragédie parlée ; dans l’opéra, la musique seule doit m’occuper.

Chenavard convenait, sans que je l’en priasse, qu’il n’y a rien à comparer à l’émotion que donne la musique : elle exprime des nuances incomparables. Les dieux pour qui la nourriture terrestre est trop grossière, ne s’entretiennent certainement qu’en musique. Il faut, à l’honneur mérité de la musique, retourner le mot de Figaro : Ce qui ne peut pas être chanté, on le parle. Un Français devait dire ce que dit Beaumarchais.

  1. Alfred Taltet, banquier très répandu dans le monde artistique et littéraire, ami fidèle d’Alfred de Musset, qui lui dédia quelques-unes de ses poésies.
  2. Edmond Membrée (1820-1882), compositeur français, élève de Carafa. Il écrivit notamment les chœur» de l’Œdipe-Roi, de J. Lacroix, joué au Théâtre-Français en 1858.